Frigyes
Karinthy - Poésies : À nul je
ne peux le confier
nihil
(Récitatif)
J’allai voir ma maîtresse une dernière fois
J’ai parlé avec elle dans l’escalier :
Nous sommes entrés car dehors le vent soufflait
Une lourde pluie tombait.
Nous nous sommes quittés, car je ne l’aimais plus :
Et puis j’ai parcouru la rue Rottenbiller,
Acheté des marrons, n’ai pu les avaler
J’ai rencontré mon ami Bíró.
Bíró m’a parlé du néo-impressionnisme,
Et moi je lui ai dit : il faut tout arrêter :
L’art n’a pas besoin de limitation ni rythme
Ni de trait, ni de couleur.
Autrement dit l’art c’est tout comme l’homme pense,
Et s’il ne pense rien c’est aussi bien de l’art –
S’il ne fait que sentir, c’est aussi bien de l’art
Sinon pour toi, il l’est pour moi.
Et si pour toi cela n’est pas vraiment de l’art
Mon cher ami Ernő : alors, alors tant pis –
Ce qui importe n’est pas si c’est bien de l’art
Ce n’est pas ça qui importe.
Et donc si ce n’est pas de l’art : eh bien tant pis,
Mais alors ans ce cas on n’a pas besoin d’art –
Car ce qui importe c’est que les gens écoutent
Et qu’ils se sentent bien.
Et puis Bíró est resté dans la rue, furieux,
Et moi je suis entré tout seul dans un café
Alors un coup de vent querelleur s’est levé
Et il claqua la porte.
J’ai proféré au vent un juron bien senti,
Puis j’ai bu du café et j’ai lu un journal :
Un article sur le but de la poésie,
Je n’étais pas d’accord.
Au fait c’est vrai : en descendant les escaliers
(Encore là-bas chez mon ancienne) j’ai pensé
Que c’est le bon moment pour clamser
Et tirer la langue.
(1913)