Frigyes Karinthy – Poèmes parus dans la presse

                                                           

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ÉpopÉe des femmes

 

 

INTRODUCTION

 

Il est au-delà des mers

Un sombre chevalier pâle

Et une fille de roi

Qui dansait, dansait, dansait.

Chevalier n’y savait goutte,

Mais il y persévérait.

Les danseurs tournaient, tournaient,

Csárdás et valse et polka

 

Il aurait voulu lui dire

Tant de chose, mais le pauvre

Etait à cours de sujets.

La princesse en eut pitié,

Lui dit un joli poème

Écrit par Victor Hugo

Qui le griffonna jadis.

Son sujet : la main des femmes.

(On le lit encore parfois,

Pourtant que d’eau a coulé

Sous les ponts du beau Danube !)

 

« Ayant fait ce doigt sublime

Dieu dit aux anges : Voilà

Puis s’endormit dans l’abîme ;

Le diable alors s’éveilla.

Dans l’ombre où Dieu se repose,

Il vint, noir sur l’orient,

Et tout au bout du doigt rose

Mit un ongle en souriant. » [1]

 

C’est cette belle chanson,

Qui ravit le chevalier.

« C’est splendide lui dit-il,

Le sujet est éternel,

Le diable ne dort jamais

S’il peut faire du désordre…

Je puis en dire beaucoup… »

« Voyons ! » lui dit la princesse.

 

Alors donc le chevalier

Se mit à polir son luth.

Tant pis pour le pauvre Hugo

S’il se retourne sous terre.

Écoutez belle princesse,

Si n’avez rien d’autre à faire.

Voici mon chant composé,

J’y serai mieux qu’à la valse.

 

CHANT PREMIER

 

Les mains des femmes achevées,

(Avec les ongles aussi !)

Le fardeau d’un grand travail

Pesait sur le créateur,

Adam voulait qu’on le livre,

Dieu n’eut donc aucun repos.

Sur son trône, il s’installa,

Se remit à son ouvrage.

 

Son regard penché sur l’Inde,

Il y ramassa la nuit

Quand l’odeur du sirocco

Fait voltiger les nuées,

Saisit la mer des ténèbres,

Mélangea la mousse bleue,

Sema les rayons de lune,

Emanant des champs épars.

 

Et puis doublure de soie,

Furent achevés les cheveux.

Lors Dieu inclina la tête,

Satisfait de son travail.

Et bientôt il s’assoupit,

Lui seul sait de quoi rêva.

Mais pour sûr, dans sa maison,

Le diable apparut bientôt.

 

Il vint sur ses pieds fourchus,

Regarda en ricanant

Le bouillonnement magique

De la marmite céleste.

Puis il touilla, mélangea,

Tirailla et crêpa – aïe !

Il froissa une pelote,

Le cheveu devint chignon.

 

 chant deux

 

Et lors, Dieu revint créer,

Seigneur des Cieux dans l’espace.

Au premier signe de l’aube

Filtra au calice d’une

Fleur d’oranger odorante

Le vin exquis de Tokaj,

Étendit dessus les housses

De soyeux coquelicots.

 

Ainsi fut créée, fendue,

Enfin fut prête la bouche !

Tu créas cette merveille,

Seigneur mille fois béni !

Rougissant, doux et muet

L’ouvrage est là sous tes yeux.

Et un soupir de désir

Germina dans la nature.

 

Le Seigneur baissa Sa tête

Admira son œuvre prête

Mais aïe ! Satan le génie du mal

Se trouvait là, hardiment,

Se mit à toucher à tout,

À tout, autour de la table,

Y découvrit une goutte

Qui traînait là superflue.

 

La repétrit, l’aplatit,

Et plaça en ricanant

Ce petit morceau pointu

Dans l’ouverture des deux lèvres.

Dieu s’éveilla, Satan fuit.

Dieu se pencha sur l’ouvrage,

Découvrit tout, ébahi,

Mais trop tard pour réparer.

 

Car miracle ! Même lui

Fut incapable dès lors

De retirer le morceau

Placé là entre les lèvres,

Qui se mit à tournoyer,

À tourner. vertigineux :

Le Père des Cieux crut bien

Que cela s’apaiserait,

Mais sans cesse il pirouettait.

 

Le Seigneur resta longtemps

Là, figé d’étonnement ;

Il se grattait haut la tête

Et pensait : « Ça finira ? »

Il piétina patiemment

Quelques minutes sur place.

Puis il ramassa sa cape,

Et disparut dans l’espace.

 

chant trois

 

Gabriel requit audience,

Revenant de chez Adam :

« Seigneur où est donc la femme ?

Créateur, pourquoi tu tardes ?

Envoie-la-moi dès demain, 

Ou je mets fin à ma vie ! »

Et Dieu dit : « Finissons-en !

La création est pressante »

 

Volcans, remuez-vous donc

Dans la nuit chargée d’orage,

Vos flammes fouettant le ciel,

Le Seigneur vous interpelle

Jaillissez jusques-au ciel,

On y a besoin de vous.

C’est son chef-d’œuvre qu’il crée,

Son ouvrage : l’œil des femmes.

 

Dans la forêt, jungle obscure

Luisent les errants fantômes.

Ça s’enfuit dès qu’on approche,

Mais te poursuit si tu fuis.

La lueur, Dieu l’enferma

Dans le cœur d’ondes dormantes.

Lorsque l’étoile du soir

Eut tracé sa trajectoire.

 

C’est d’eux qu’il a créé l’œuvre,

Dans les yeux calmes et froids

Alternent en ordre depuis

Ces trois sortes de lumières.

Candide étoile du soir,

Rayon de feu du volcan,

Feu follet que suit le fol

Enjôlé par sa lueur.

 

L’œuvre enfin fut achevée

Sans but, son rayon ardent

Se dispersait dans la nuit.

Le Seigneur pencha sa tête

Bien fatiguée sur sa table.

(Oh Seigneur, tu es bien las,

Mais si tu pouvais des yeux

Regarder dans mes deux yeux,

Je ne somnolerais pas).

 

Le Seigneur dormait. Le mal,

Pied fourchu, ne dormait pas.

S’éveillant, tendait déjà

Sa patte avide vers l’œuvre.

Mais alors à ses dépens.

Car à peine la toucha-t-il,

Qu’il trébucha et tomba,

Dégringola en enfer,

Non sans causer du dégât.

 

Dans les purs yeux féminins ;

Ce miroir immaculé,

Se grava bien nettement

La nette image du diable.

Si nous regardons de près,

Elle se trouve toujours là.

Ainsi on confond souvent

La femme avec le démon.

 

 

soupir terminal

 

Assez conté, Chevalier !

Sinon, ça va trop durer.

Mais, tel un coursier rapide,

Tu dois savoir te freiner.

Discours folâtre d’avril,

Ou rêve plus fou de mai…

Se fâcher va la princesse,

Si je trompette longtemps.

 

Bien sûr, tout cela n’est rien,

Tout carabin sait bien ça :

Les cheveux des femmes, qu’est-ce ?

Cellules de Malpighi.

Bouche des femmes ? Édifice

D’un tressage musculaire.

Les yeux ? Une sphère d’eau.

L’épervier emporte au loin

Le poète écervelé !

 

Mais le petit chevalier

Refusa de disputer

Avec les savants docteurs.

Désespéré et déçu

Est désormais notre lot.

Il préfère tout gober.

Il veut rester incrédule

Sur un seul petit détail :

N’est-ce pas, le cœur des femmes

N’est pas qu’un muscle de chair ?

 

 

Független Magyarország, 4 septembre 1908.

 

Suite du recueil

 



[1] Strophes finales du poème "Le doigt de la femme" dans le recueil "Chansons des rues et des bois"