Frigyes Karinthy :  "M’sieur"

 

 

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Introduction[1]

 

Je me suis introduit en traversant furtivement la cour il doit être neuf heures et demie passées, les couloirs déserts résonnent, mais parfois, lorsque je passe devant une porte fermée, un bourdonnement jailli de l’intérieur déferle sur moi, et je sens tout à coup une grave et profonde douleur me tenailler le cœur. Au deuxième étage, à droite, à côté de la salle des professeurs, on a ouvert la porte de la Seconde B, pour prendre l’air. J’enlève mon chapeau, le fourre dans ma poche. Puis, prudemment, je franchis le pas de la porte ; la tête tournée de côté, je m’avance vers la chaire en me faisant tout petit et me dirige à pas de velours vers le fond; au dernier banc, près du poêle, il y a une place libre. Le professeur n’a pas regardé de mon côté, c’est parfait, il a fait un vague geste de la main, il croit que je fais partie de la classe, que je suis celui qui est sorti cinq minutes auparavant. Sans bruit, je contourne le crachoir et la poubelle. Je pose le pied sur un demi-croissant, je me retourne avec précaution et m’assieds au dernier banc. À côté de moi est assis un garçon blond vénitien, couvert de taches de rousseur — Ah ça! Ah ça alors ! – et il s’en faut de peu que je n’explose de joie, d’étonnement, de bonheur; mais oui, c’est le vieux Büchner, oui Büchner! – Comme ça fait longtemps que je ne l’ai pas vu, où suis-je allé, mon Dieu, quels horribles rêves j’ai fait – Mais maintenant je suis de retour chez moi, j’ai retrouvé la bonne, la vraie réalité, ma véritable vie qu’il ne fit pas bon quitter –  Ah, je suis chez moi, c’est moi, Frigyes Karinthy de Seconde B, oui vraiment, quel rêve stupide c’était. Soudain chaque odeur me redevient familière : je me penche en tremblant vers ma case et en retire un cahier. Pendant un bref instant mes yeux sont éblouis, puis j’arrive à lire très distinctement: mon nom à moi, Seconde B, devoirs de hongrois.

Alors, Büchner, mon cher petit Büchner, comment ça va, mon vieux rouquin ? Büchner me regarde plutôt étonné, il ne comprend pas ce qui me rend aussi joyeux – mais comment pourrait-il comprendre ? Chut, dit-il en me poussant du coude et en me jetant de côté un coup d’œil foudroyant. C’est vrai, je suis ici à faire tout ce vacarme alors que là-bas on est en train de réciter – qui est-ce qui planche ? Ah, ah, Steinmann, ce sacré Bodog ! – et après c’est lui qui va se faire attraper. Mais mon cher petit Büchner, tu ne comprends pas, je peux à peine contenir ma joie. Büchner ne comprend pas comment on peut être aussi bête, et qu’est-ce que t’as à t’marrer comme ça, qu’i’m’dit, tu sais qu’il peut pas m’sentir, il croit qu’c’est moi qui fais l’imbécile et qu’c’est ça qui t’fait rigoler. Et puis d’abord, pourquoi tu tiens pas dans ta peau ? Chut, pas si fort

Écoute un peu, mon cher petit Büchner, quelle bêtise j’ai rêvée – et maintenant je suis bien content que ce n’était qu’un rêve. J’ai rêvé que je n’avais plus seize ans, que pas mal d’années s’étaient écoulées et, tu sais, il se passait des tas de choses confuses et obscures, mais pas du tout comme je me l’imagine maintenant. Tu sais, dans mon rêve j’étais reçu au bachot, tu te rends compte (et t’es content qu’c’était qu’un rêve, gros bêta, on en serait déjà débarrassés !) – bref, j’avais le bac, et j’étais entré à l’école de la vie dont le père Lenkei nous parle si souvent. Bien sûr, je ne pourrais pas te dire exactement dans quelle classe j’étais déjà arrivé à l’école de la vie, mais il y en avait beaucoup et (chut! hurle pas comme ça ! Tu vas voir, il regarde par ici, il va m’appeler, il peut pas m’sentir !), bref, j’avais vingt-sept ans et j’étais assis dans un café, et je me sentais pas bien du tout, tu te rends compte, quand je pense à quel point maintenant j’aurais aimé avoir vingt-sept ans. Donc, comme j’te l’ai dit, j’étais assis dans un café, et j’étais écrivain, mais oui, comme je le désirais, et un grand nombre de mes livres étaient déjà publiés, je connaissais personnellement Sándor Bródy[2] et je bavardais en toute liberté avec Ferenc Molnár[3], et on me réclamait des autographes, et pourtant, imagine un peu, pourtant je ne me sentais pas bien, bizarre, non ? Bref, il se trouve qu’après le bac, ça ne sera pas aussi bien que je le croyais. Et tandis que je me tenais là, assis dans ce café, il pleuvait, et tout était triste – alors moi, tout à coup, je me suis mis à réfléchir dans mon rêve, et je me suis dit : c’est quand même impossible que j’aie déjà vingt-sept ans et que tout marche de cette façon – et soudain la classe m’est revenue à l’esprit, et qu’en fait je suis en Seconde, et j’ai encore beaucoup à faire, ma figure de géométrie, ma leçon d’histoire à réviser, et il faut entre-temps que je pense à l’avenir, à mon avenir, qui sera merveilleux et fantastique, puisque, après tout, je n’ai encore que seize ans. Bref, j’ai tout bien passé et repassé dans ma tête et il m’est apparu tout à fait clair que j’étais bel et bien en train de rêver, et que de plus je n’avais pas à me glorifier de ce rêve plutôt désagréable et ridicule, et le plus sage pour moi serait de prendre mon courage à deux mains, de me réveiller, de réviser ma géométrie et d’entrer en classe. J’appuyai mon front contre la vitre ruisselante de pluie et pris la ferme décision de me réveiller et d’avoir un regard totalement différent sur ma vraie vie, à l’école secondaire. Cette vie, qui m’avait semblé si amère, si ennuyeuse et si oppressante, je la verrai sous un tout autre jour: j’ouvrirais grands mes yeux pour y découvrir la gaieté, l’humour, les souvenirs et la belle jeunesse; je serai plus attentif que jamais aux choses que dorénavant, avec ce recul, je vois si clairement, et vous, mes chers camarades, chers élèves de l’école secondaire, je vous les montrerai de nouveau et vous ferai observer combien tout ceci contient de couleur, d’étrangeté, et de vie, combien de souvenirs et combien d’espoirs.

1913

 

Suite du recueil

 



[1] Traduction de Françoise Gal

[2] Sándor Bródy (1863-1924). Écrivain.

[3] Ferenc Molnár (1878-1952). Écrivain, auteur de "Liliom" et "Les gars de la rue Pál".