Frigyes Karinthy : "M’sieur"
sept heures du matin[1]
Driiinng... Driiinng... Qu’est-ce que c’est ?
Qu’est-ce que c’est, mais qu’est-ce que c’est que cette
horrible sonnerie ? Y’a le feu ? Pour sûr: ce sont les
pompiers... faudrait dire à Erzsi
d’éteindre la lampe, c’est sûrement le buffet qui
brûle.
Driiinng... Driiinng...
Mais non.., c’est le réveil...
C’est le réveil qui sonne... Mais alors, il est déjà
six heures et demie... faudrait se lever.
Mais c’est impossible, puisque je
viens juste de me coucher. Quel jour est-on ?
Mercredi ? Hongrois, allemand, maths,
géo, gym. Ça fait cinq. Parfait! Alors je peux encore dormir cinq
minutes.
Hongrois, allemand, maths, géo...
Aïe! C’est que j’ai pas encore fini
Voyons – qu’est-ce qui se
passe ? C’est pas que j’me rendors au
moins – pas possible, y’a interro. Le père Mákossy et les frontières de la Hongrie...
Je vous en prie, Bauer, du calme. Du calme,
cher Bauer, c’est pas une raison pour hâter les
opérations... Pas de panique, on peut procéder à ce lever
sans s’affoler, avec des gestes sûrs et une bonne préparation...
Après avoir vaillamment défendu contre les Turcs la forteresse de
Szigetvár, Zrinyi[2] ne
s’était pas non plus précipité hors du lit, comme
ça, non ! Il s’était d’abord
préparé... C’est vrai, M’sieur, j’ai
préparé...
On a quand même pas besoin de mettre
tout de suite les pieds dehors, par ce froid de canard... Bien sûr, les
chaussettes, ça, c’est important quand on veut se lever.., mais
attention, cher Bauer, prudemment, très prudemment... voilà.., on
les tire doucement sous
Enfin, c’est fait. Je les ai mises.
Ça a été dur
comme travail, faut dire ce qui est. On va prendre quelques minutes de repos.
Le plus difficile est fait, reste plus maintenant que les chaussures et les
vêtements, je peux bien m’accorder une petite minute de repos
après ces efforts. C’est que j’ai besoin de me reposer, et
aussi bien je suis malade. Monsieur le Professeur, par suite d’une
légère indisposition, mon fils ne peut assister aujourd’hui
au cours, salutations respectueuses, Károly Bauer.
Seulement, voilà: c’est peu
probable. Alors, faudrait peut-être jeter un coup d’œil
à la géo, et repasser à l’encre de Chine... Mais
pourquoi se lever pour autant... D’une part, j’ai révisé
hier, et de toute façon je me lève immédiatement pour
revoir un peu, et puisque c’est comme ça, ça va être
pareil. Ridicule. Et d’ailleurs y’a qu’une seule page en tout
et pour tout et puis je suis souffrant. J’y ai pas seulement jeté
un coup d’œil, je la récite, ici même, dans mon lit, je
répète de mémoire ce que j’ai révisé
hier... car moi, c’est pas du tout par paresse que je suis encore au lit,
non non, je suis couché, c’est vrai,
M’sieur, pour réciter la géo dans ma tête...
c’est une affaire de couchage vitale et urgente qui me retient ici, au
lit.., à liquider sans tarder... cette position couchée, car il
doit déjà être sept heures...
Bon, en résumé, au sud: la
Hongrie est délimitée par le Danube et la Serbie, et la Dalmatie
roumaine.., et la Serbie... et la capitale de la Serbie... et la Serbie de la
Capitale...
Voyons, reprenez au début, Bauer,
vous êtes lamentable. M’sieur, c’est vrai, j’ai
préparé. Je savais, mais j’ai oublié.
N’insistez pas, Bauer, répondez à la question, sinon je
vous mets un deux pour la Serbie, et le Conseil de Discipline s’est
déjà réuni pour les délibérations. Ferme-la,
Bauer.
Eh oui, le Conseil de Discipline
siège déjà, à la frontière de la Serbie, et
les membres délibèrent. Ils n’attendent plus que
l’arrivée du général, et la bataille va commencer.
Alors, quelle est la capitale de la Bosnie ? Bauer, ferme-la et viens
t’asseoir ici, près du canon, maintenant c’est toi le
Canonnier et tu as le devoir de défendre la frontière de
Ah, ça ira !... Nos armées avancent
déjà dans le territoire serbe... À mon humble avis,
Monsieur le Proviseur, c’est quand même ce Bauer qui
défendra la frontière de Hongrie. Il a de mauvaises notes en
mathématiques, c’est vrai, mais il fait vingt balancers
flexion extension à la barre parallèle et, en tant que
général en chef, c’est de ça qu’il a besoin.
Eh bien! En avant Bauer, mon cher enfant... empare-toi de la Serbie... tu peux
encore remonter ta note.
À la bonne heure, M’sieur. Mon
uniforme de général est-il convenable ? Voilà.
Allons, suivez-moi, les gars ! Vous, le père Mákossy,
vous serez mon aide de camp... mais faites bien attention à mes ordres,
et fermez-la... C’est ça. Asseyez-vous sur mon cheval,
derrière moi, et attrapez les balles quand elles arrivent... Je vais
vous en faire voir, moi. N’insistez pas, M’sieur. M’sieur,
t’as pas fait ta préparation. Eh bien! Dis-moi un peu, M’sieur,
quelle est la capitale de la Serbie ? Ah ah, tu
ne sais pas, n’est-ce pas ?! La capitale de la Serbie, c’est
Budapest, vu qu’à présent je l’occupe et que je vais
l’annexer à
Mais où est donc cette Serbie ?
Où est-elle ? Ce qui est sûr et certain, c’est
qu’elle est quelque part. Mais je ne la trouve pas. Oh là là! M’sieur, j’trouve pas la Serbie,
comment j’vais faire pour l’occuper ?
Bien sûr, tu ne la trouves pas, petit
vaurien, puisque tu n’as pas repassé sur la carte les
frontières de la Hongrie à l’encre de Chine, et maintenant
on ne peut pas voir où commence
Gare à toi, coquin de Bauer,
c’est toi qui as fait ça ! Qu’on te tranche la
tête ! Qu’on te tranche la tête ! Bourreau,
coupez-lui la tête avec ce coupe
cigarettes !
Oh là là,
pitié, M’sieur le Bourreau, j’ai
préparé ! Erzsi, Erzsi, au secours !...
Allons bon, mon p’tit Monsieur,
ça ne va pas ?... Comment ?!
Vous êtes encore au lit ? Mais il est déjà huit
heures, Monsieur est déjà parti à son bureau!
Aïe ! Je m’étais rendormi Aïe aïe !
Qu’est-ce que je vais prendre !! Déjà bien que mes
chaussettes sont enfilées.