Frigyes Karinthy : "M’sieur"
les filles[1]
Les filles vont à l’école
de la rue Vadász : nous les rencontrons
régulièrement à une heure, lorsqu’elles se
dispersent sur le boulevard en groupes multicolores, gloussant et chuchotant.
Des rubans rouges et bleus pendent à leurs nattes, elles marchent par
trois ou quatre, se donnant la main ou le bras, l’une susurre quelque chose
et les autres se mettent à pouffer bruyamment.
Je les regarde d’un œil hostile,
perplexe et envieux: quel genre de bêtise peut bien les faire rire
à longueur de journée ? Et que chuchotent-elles ?
Dès que deux filles se rencontrent, elles se mettent à chuchoter
– elles rient de quelque chose que je ne connais pas; soupçonneux
et mal à l’aise, je fronce les sourcils avec gravité
– il y a dans le monde quelque chose de profane, de cynique et de sale
qu’elles sont seules à connaître et c’est de ça
qu’elles parlent sans cesse ; elles me lancent des regards narquois
et sournois, puis s’enfuient. Mais qu’est-ce que ça peut
bien être ?
Car elles savent quelque chose que moi je
ne sais pas. Et puis, elles sont stupides, elles sont bêtes, elles ne
font pas de collections, ni de plantes, ni d’insectes, ni même de
timbres. Elles ne fabriquent pas non plus de bouteilles de Leyde ou
d’hémisphères de Magdebourg. Un jour, on a eu une
éclipse de Soleil, l’ombre de la Lune passait devant le disque
solaire. Pendant des jours et des jours, j’ai fait mes
préparatifs, j’ai recouvert de noir de fumée des morceaux
de verre, le cœur battant dans l’attente du moment fixé par
les astronomes. Lorsque la brèche noire mordit dans le disque de
lumière, je me mis à crier, exultant, ravi – et tenant dans
la main le morceau de verre recouvert de suie, je cherchai quelqu’un
à qui raconter ce qui se passait là-bas, à des milliards
de kilomètres. Je ne trouvai dans l’autre pièce que deux
filles, je courus vers elles et les invitai avec enthousiasme à venir
vite, car le merveilleux spectacle ne dure que quelques minutes. Il fut
impossible de les persuader, ni l’une ni l’autre, de passer dans la
pièce donnant sur la rue – elles ricanaient à propos de je ne
sais quelle bêtise et se moquèrent de moi: Ah ! Laisse-nous
tranquilles ! me dirent-elles. Cela me mit en colère et,
gesticulant, j’essayai de leur faire comprendre de quel important et rare
phénomène il s’agissait, et qu’il allait bientôt
se terminer; mais puisque tout ce que vous avez à faire, c’est de
venir dans la pièce de devant, hurlai-je exaspéré. Elles
me répondirent je ne sais quelle idiotie à double sens et se
remirent à rire aux larmes à propos d’un mot, elles ne
vinrent pas, elles ne vinrent pas regarder.
Mais qu’est-ce que ça peut
bien être ? Car, c’est évident : il y a quelque
chose. Il y a quelque chose que tout le monde sait, sauf moi, quelque chose qui
fait que l’on traite les filles en privilégiées, et
ça, elles le savent. J’étais encore tout petit lorsque
j’entendis des parents me dire ce genre de choses : « Eh
bien ! Tu laisses la petite demoiselle debout, et toi, tu es assis ?
Dis, tu n’as pas honte ? Quel piètre gentleman tu
feras ! » - et moi je dus me lever de ma chaise confortable
pour la céder à ce petit singe habillé de dentelle. Mon
visage brûlait de honte et de rage; pourquoi ? me demandai-je en
moi-même – mais pourquoi ? Qu’est-ce que ce
privilège idiot, injuste, ce favoritisme ? Si je lui flanquais une
gifle, elle tomberait de sa chaise. Mais elle, elle peut me flanquer une gifle,
elle a le droit de m’humilier, simplement parce qu’elle est plus
faible, et moi, par galanterie, je ne peux pas lui rendre ? Mais ils ne
voient pas qu’elle sait tout ça et qu’elle se moque bien de
nous en s’étalant confortablement sur son siège ?
Pourquoi ? Pourquoi ?
Qu’est-ce que ça peut être ?
Les filles, personne ne les maltraite.
Même les petites morveuses de cinquième, le prof les vouvoie,
elles ne reçoivent pas de taloches, on leur parle poliment. Les plus
âgées, en plus, on les appelle mademoiselle, même à
l’école. Les jeunes profs les saluent les premiers quand ils les
croisent dans la rue — incroyable ! Elles sont enveloppées de
douceur et de tendresse — et moi, dans la bagarre d’hier,
j’ai reçu un tel coup dans la poitrine que j’ai encore du
mal à respirer. Si j’en parlais, on me répondrait que
c’est bien fait, pourquoi t’as pas frappé, tu n’as pas
honte ? Mais c’est lui qui a commencé, M’sieur !
– Alors, personne ne me défend, moi ? Tu n’as pas
honte ? Défendre un grand garçon comme ça !
– Quel triste soldat tu feras ?!
Ah ça, bien sûr,
l’armée Exercices de plein air et défilés du cours
de gym, on y est bien préparé. Ça ne sera pas très
marrant, je le sais, on me l’a assez répété. Le lit
de camp glacial, le sac à dos, les marches épuisantes, le fusil
et
Pourquoi ? Pourquoi ? Mais
pourquoi ?
Pourquoi ce favoritisme, ces morceaux de
choix, ces complaisances partout et pour tout ? Pourquoi ?
Pourquoi ? Dans les tramways on doit leur céder sa place —
les meilleurs morceaux, c’est à elles qu’il faut les
offrir ; si jamais elles laissent tomber quelque chose, elles attendent,
nonchalamment, sans s’inquiéter, comme si c’était une
loi de la nature que je doive, moi, me baisser pour ramasser. À partir
de dix-huit ans, elles ont droit au baisemain, comme les vieux
évêques qui ont derrière eux toute une vie de travail et de
bénédiction. Dans la rue, il faut leur laisser le
côté droit du trottoir. Mais pourquoi donc ? Qu’est-ce
qu’elles donnent, elles, qu’est-ce qu’elles font, pourquoi
doit-on les respecter ? Ce sont des créatures ignorantes et
stupides, elles sont paresseuses, oisives. Elles grandissent dans les plaisirs
et les jeux, puis elles se marient – à partir de cet instant,
elles se font entretenir par leur mari qui travaille à leur place. En
naissant, elles ont pris un billet de faveur pour la vie — mais nous, au
contraire, chaque minute de notre vie doit être gagnée,
arrachée au prix d’une lutte acharnée et sanglante,
à tout instant, il nous faut justifier notre droit à la vie.
Mais pourquoi, pourquoi, pourquoi ?
Il y a, à l’école, un sujet
qui revient dans toutes les conversations de garçons, quelque chose de
honteux et stupide. Non, c’est inimaginable, c’est absurde,
impossible. Un secret se cache là-dessous, sûrement, mais
c’est de la folie, c’est pas possible que ce soit ça, le
secret. Non, c’est une blague idiote, un enfantillage.
L’expérience du vide de Torricelli est plus intéressante
que ça, non ? Et une pile Leclanché ?
Pourquoi, pourquoi ?
Je sens qu’un jour je comprendrai.
J’ai peur de ce jour – ce jour-là, je me perdrai dans la
grisaille de la foule : ce jour-là, je réaliserai que moi
aussi je suis comme les autres, comme ceux que je croise dans la rue, ce
jour-là, j’oublierai la Classe, la pile Leclanché, mon
herbier, ce jour-là je m’oublierai moi-même.