Frigyes Karinthy :  "M’sieur"

 

 

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mon journal[1]

 

Le 5 septembre.

Nouvelle année, nouveau journal, nouvelle vie... Aujourd’hui, c’était la rentrée au bahut. Comme prof principal, Lenkei, mais ce n’est pas encore tout à fait sûr. En gros, on a les mêmes profs que l’an passé, on va voir ce que ça donnera. Pour l’instant, je suis au troisième banc. Ce crétin de Benkő est venu me demander de rentrer dans le club, merci, je ne suis pas fou. J’ai décidé de tout noter en détail à partir d’aujourd’hui. Ce soir, on est allé chez la tante Angi, qu’est-ce qu’on s’est fait suer, le jour se lève à 6 heures 15, se couche à 5 heures 45. Au déjeuner: bouillon de bœuf, bœuf bouilli, légumes. En ce moment, je suis assis dans la chambre de devant, sous la lampe, et j’écris.

 

Le 30 septembre.

Aujourd’hui, c’était la séance d’ouverture du cercle. Président: Mautner ; Vice-président : Gelléry ; Secrétaire : Székely, un type de Terminale ; Trésorier : Várnai. Moi, j’ai été élu dans la commission comme membre du comité, avec 6 voix, On a proposé des concours en poésie épique, essai, déclamation et traité de maths. Je suis le seul de troisième dans le comité comme membre de la commission, seulement en qualité d’honoraire, mais membre du jury de la commission. Déjeuner : soupe aux champignons, boulettes de hachis, gâteau de riz. On a été la semaine dernière au musée du commerce. Samedi : L’Urania, après ça, dimanche, lundi on a cours que jusqu’à midi.

 

Le 6 octobre.

Martyrs d’Arad[2], pas d’école, j’ai séché la cérémonie. En rentrant à la maison, j’ai rencontré Gardos, il a dit que le dirlo avait parlé et après le vieux Földessy avait fait un discours sur les martyrs. Sebők avait déclamé. Il a dit que dans l’emploi du temps, il y avait un changement, à la place de la physique, le mardi de neuf à dix, histoire. Gerő quitte l’école. Cet après-midi, j’ai acheté la sépia, le compas à balustre et la gomme, il me restait cinquante-sept fillers, j’ai fait le croquis de géométrie, il était magnifique, mais à la fin, l’encre de Chine a fui du traceur, je l’ai grattée comme j’ai pu. J’ai décidé qu’à partir d’aujourd’hui, je porterai toujours une boussole sur moi. Maintenant, je suis assis dans la pièce de devant, mais près du buffet, parce que la table est recouverte de linge tout frais repassé qu’on vient d’apporter. On va dîner dans quelques minutes, au déjeuner, on a mangé des mille-feuilles au pavot.

 

Le 2 novembre.

J’ai décidé qu’à partir d’aujourd’hui j’écrirai en code mes affaires les plus importantes. À la place de chaque lettre, je prends la seconde qui suit dans l’alphabet. Tgeqnvg bgtq gp rjaukswg. Ou bien j’écris les mots à l’envers : ia’j ésnepéd tnegra‘l euq apap a’m énnod ruop enu elgèr. Aujourd’hui, j’ai lu les Comédiens de l’Amour de Jókai, c’est formidable. Dans les enfants du Capitaine Grant, je suis arrivé aux cannibales, pas mal. Demain y’aura réunion du club, je me suis inscrit pour la déclamation, peut-être que je me présenterai aussi à l’essai. Ce matin, on a bien rigolé : Prém a demandé quelle imbécillité j’étais en train de lire pendant qu’il expliquait, alors je l’ai montrée, et alors, c’était son livre, celui qu’il a écrit. En géométrie, je suis bien placé, mais je vais encore faire des progrès jusqu’à Noël, en hongrois j’ai seize, en composition dix, mais on va encore faire un devoir en classe. Je suis très curieux de voir mon bulletin.

 

Le 6 décembre.

Urania. On donnait comme documentaire « Le Monde de Glace », j’ai bien aimé le poisson-scie. On a applaudi très très fort, alors le directeur s’est mis à hurler de sa loge qu’il allait mettre dehors toute l’école, on a bien rigolé avec Gardos, après chaque image on imitait le cri des animaux, et on s’exclamait : «  Z’est drès peau ! Fraiment drès choli ! » à chaque image, avec tant d’étonnement et d’admiration que le conférencier était tout fier, et après chaque image il regardait tout autour de lui comme si c’était lui qui l’avait peinte. J’ai pris à la bibliothèque "Hector Servadac"[3], je vais le lire ce soir. Cet après-midi, j’ai été au jardin du presbytère et j’ai cueilli des feuilles de mûrier pour mes vers à soie, ah oui, à propos, ils ont tué l’Empereur de Chine, il va y avoir une grande révolution. Ils tiennent pas dans leur peau, ces Chinois ! En ce moment, je suis assis dans la pièce de derrière, pas d’école demain. J’ai révisé mon histoire et j’ai fait le croquis de géométrie, projection du cône sur le premier plan, c’était pas du gâteau.

 

Le 14février

J’ai récolté une colle ce matin, parce que Monsieur Jákó m’a accusé d’avoir mis des pompes dans ma manchette, c’était même pas pour les sciences nat, c’était pour l’allemand. Je m’en fiche, je vais demander au prof principal de me la retirer. Aujourd’hui, j’ai lu Hamlet de Shakespeare, vraiment une bonne tragédie, cette œuvre du grand poète anglais. J’ai eu le cafard toute la journée, j’ai même pas pu donner à manger aux vers à soie. Et, au fond, pourquoi vit-on ? « Être ou ne pas être, voilà la question» comme le dit Shakespeare dans Hamlet. Quand j’y pense, c’est effrayant comme la jeunesse passe vite, et que moi, jamais plus je ne serai aussi gai, aussi content qu’en quatrième. Hélas ! La vie n’est pas une partie de plaisir !... Mais laissons cela !...

 

Suite du recueil

 



[1] Traduction de Françoise Gal

[2] L’écrasement de la Guerre d’indépendance hongroise (1848-1849) fut suivi d’une violente répression sous la dictature du général Haynau. Après la capitulation de l’armée hongroise à Világos et la reddition de la forteresse de Komárom, les chefs militaires furent exécutés à Arad.

[3] Titre d’un roman de Jules Verne.