Frigyes Karinthy : "M’sieur"
j’aime les animaux
Le petit lapin m’a tout de suite beaucoup
plu quand on l’a posé dans la cuisine : sa charmante petite
tête innocente, ses yeux pleins de frayeur et son poil doux. J’ai
ressenti la même affection tendre et protectrice si
caractéristique, que connaissent bien les amoureux débutants qui
ont eu affaire à de félines petites femmes. Je ne veux rien de
toi, petit lapin blanc effrayé, rien que caresser ta blanche fourrure,
avec prudence, dans le sens du poil, pour te faire plaisir, je te prendrai sur
mes genoux et je câlinerai ta petite tête pour te rassurer, pour
que tu te sentes bien, en sécurité, et pour te persuader que tu
n’as aucune raison d’avoir peur, je veille sur toi et je te
protège.
C’est ce que je ressens,
chaleureusement et sans égoïsme, fondu dans cette affection
protectrice et généreuse, et je tends le bras vers le petit lapin
blanc pour le caresser. Mais le petit lapin, cette sale petite bête paniquée,
se tapit, toujours aussi effrayé, il s’échappe de ma main,
et se blottit sous le placard de la cuisine.
Petit lapin stupide, lui dis-je en hochant
la tête, tu vois comme tu es gentil mais stupide de te paniquer comme
cela, tu crois vraiment que je veux te faire du mal, que je veux t’attraper,
te saisir avidement, t’assommer, te manger, rien que parce que je suis
plus fort que toi ? Sache que ce n’est pas ça du tout,
évidemment je suis plus fort que toi, et je pourrais faire tout cela,
mais il s’agit justement de ce que je ne veux pas le faire,
comprends-tu ? Au contraire, je veux être gentil et tendre, je veux
te caresser, je veux me laisser aller, oublier mes droits, mes désirs,
mon plaisir, à cause de toi que je veux caresser pour te rassurer, pour
que ton petit cœur cesse de palpiter et pour que tu te sentes bien,
à l’aise, dans tout ton être fragile et timoré.
C’est ce que je pense dans une grande
émotion, et je taquine le petit lapin avec un tisonnier pour le faire
sortir de dessous le placard, pour pouvoir le caresser. En un premier temps le
petit lapin recule devant le tisonnier, ses babines vibrent d’une frayeur
nerveuse, ensuite ouste, il saute et traverse la cuisine avant de se cacher
dans un autre coin.
Je le suis, et prudemment je
m’accroupis près de lui. Allons, je lui dis, tu es vraiment
stupide. Tiens, on dirait que tu as encore plus peur
maintenant qu’il y a un instant. Évidemment c’est
compréhensible du point de vue de ton raisonnement étroit et
partial qui te suggère que mon obstination de te poursuivre cache
l’avidité des fauves sanguinaires et qui est incapable
d’admettre l’altruisme et le sens moral évolués des
plus forts. Mais là, il faut vraiment que je puisse t’attraper et
te caresser, car il n’est pas possible que je te laisse dans ce
malentendu que tu ressens à mon égard et qui me montre à
toi sous le jour d’un tigre suceur de sang, je ne me permets pas de te
laisser dans un pareil sentiment. Je dois te prouver que tu t’es
trompé, je dois te montrer que je ne veux nullement t’attraper
pour te trancher la gorge, mais pour te caresser sans nul égoïsme,
pour te rendre la vie agréable et je ne compte ni sur ta gratitude, ni
sur aucune contrepartie.
Je tends prudemment le bras et mes doigts
touchent presque son cou quand, d’un saut désespéré
il s’arrache, il pleurniche à demi étranglé et, les
pattes écartées, haletant, dans une peur mortelle, il se cache
sous le poêle.
J’avale ma salive et je sens le sang
qui me monte à
Je m’allonge devant le poêle et
je regarde dessous. Il est blotti là, tout recroquevillé et dans
ses yeux noirs brille une terreur indicible quand son regard rencontre le mien.
Cette fois je me fâche pour de bon. Imbécile, lui dis-je
amèrement, ainsi tu ne crois en rien de beau et de noble ? Tu ne
crois pas en l’altruisme, en la tendresse, tu ne crois pas en
l’affection qui n’escompte aucune gratitude ? Comment
pourrais-je te prouver, malheureux, que ta façon de penser est basse,
digne de mépris ? Bien sûr, dans ta petite tête stupide
et ingrate fourmillent des idées viles, brutes et immorales sur des
morsures, des coups, sur la ruse du fort pour détruire les
faibles… Sale petite larve, tu ne veux pas m’accorder que ça
existe, l’harmonie, l’émotion sincère les larmes aux
yeux qui saisissent l’âme à la vue d’une faiblesse,
d’un asservissement, d’une impuissance ? Que le diable emporte
ta tête lourdaude, je me ferai un devoir de te prouver que cela
existe !
Cette fois je le saisirai avec
brutalité et une certaine colère, je m’y attelle, je vire
au rouge, j’ai la langue qui sort, je trébuche, je tombe, je
continue de le poursuivre à quatre pattes, sous la table,
derrière l’auge. Je cogne ma tête au chambranle de la porte,
je déchire ma veste, je grince des dents, une fois j’arrive
presque à attraper ses oreilles, mais il se détache en suffoquant,
je l’entends clapir, il me mord et trouve une cachette dans la remise,
derrière un tas de bois.
Il ne bouge plus de là et je devrais
défaire le tas de bois pour le retrouver. Mais bien sûr que je le
défais, et comment que je le défais même si je dois y
passer ma vie, je le défais et je l’attrape, je l’attrape
par les oreilles, je le lance en l’air, je le lance contre le mur
à lui faire éclater le crâne dans sa tête stupide,
têtue, imbécile, avec laquelle il ne veut pas comprendre que je ne
veux que le caresser !