Frigyes Karinthy : "M’sieur"
mon papa
(Du journal
d’un garçon de six mois)
J’ai
décidé de noter pour moi quelques observations dont plus tard,
écrivain naturaliste, je pourrai avoir besoin. Mon environnement
immédiat ne m’autorise que peu de latitude pour l’observation,
par conséquent je me limite pour le moment à quelques
phénomènes permanents parmi lesquels un des personnages
spécifiques du personnel mis à mon service qui depuis des
semaines s’efforce d’attirer mon intérêt sur lui avec
un zèle têtu et louable, suscitant en moi une certaine
condescendance et un apitoiement bienveillant. Ce membre en question de mon
personnel est un homme de taille moyenne, à la peau jaunâtre et
aux cheveux hirsutes, je ne sais rien d’autre sur lui, mais ça ne
m’intéresse pas ; je le répète, je suis souvent
ému par le zèle qu’il déploie pour se faire
remarquer. Il ne cesse pas de tournicoter autour de moi, au moindre signe il
sursaute et accourt et sur sa figure naïve, enthousiaste, étincelle
le brûlant désir de se rendre utile, de faire quelque chose pour
mon plaisir, le pauvre. Surtout ces derniers temps, il investit une
énergie folle pour me faire apprendre et retenir son visage et son nom.
Cent fois par jour il vient pour se présenter : « Papa,
papa – je suis papa », dit-il et répète-t-il
désespérément mais comptant encore qu’un jour je
daignerai le retenir.
Il se donne tant de mal que
désormais je distingue à peu près le mot "papa"
et je saurais même le prononcer, mais exprès je ne le fais pas, il
n’est jamais bon d’établir trop de complicité avec le
personnel de service. Il ne manquerait plus qu’il se croie tout permis,
il m’embête déjà assez comme ça.
Néanmoins, je le
répète, cette fidélité canine suscite en moi une
certaine bienveillance apitoyée. Malgré mon agenda
surchargé (mes dents commencent à percer et cela m’occupe
pas mal) je pense quelquefois à lui en passant : quel homme peut-il
être, le pauvre ?
L’autre jour, encore couché
dans mon lit c’est par quelques cris impératifs que j’ai
fait apporter mon petit-déjeuner par ma domestique nommée Maman,
et je l’ai consommé avec bon appétit. Puis je
m’ennuyais un peu, j’ai regardé distraitement autour de moi
et je l’ai aperçu, lui, il était assis derrière une
table, il tenait un bâtonnet noir à la main et avec ce
bâtonnet il grattait bizarrement une feuille de papier placée
devant lui. J’ai ressenti une soudaine pitié pour lui : ce
doit être un homme peu évolué, ignorant ! Regardez-le.
Il a un objet à la main, une feuille de papier devant lui sur la table
– et cet homme primitif, infantile, au lieu de tout fourrer dans sa
bouche comme le ferait quelqu’un de
sensé, il gratouille un objet avec l’autre comme si une feuille de
papier pouvait démanger. Mais ce n’est pas tout. De temps en temps
il porte le bout d’un tube courbe à sa bouche pour en aspirer de
la fumée avant de l’expirer, au lieu d’essayer
d’avaler le tuyau tout entier ; ce pauvre homme est stupide, il ne
sait même pas que les objets à la portée de nos mains sont
sans exception destinés à être fourrés dans la
bouche, c’est le seul moyen de se les approprier.
Je l’ai pris en pitié et
j’ai poussé un petit rire. Évidemment il a tout de suite
levé son regard sur moi, il a sursauté et le visage rayonnant, il
est venu vers moi en geignant comme un petit toutou. Je lui ai offert un
sourire gracieux pour récompenser son zèle et je lui ai permis
d’échanger mon linge très humide contre du linge sec.
Après je lui ai fait signe que je l’autorisais à prendre
place auprès de moi et j’ai même toléré
qu’il me soulève et me place sur ses genoux. Tout cela parce que
j’étais curieux de savoir ce qu’il faisait avec ce
bâtonnet noir, à quoi ça lui servait, le pauvre !
« Queu… queu »
lui ai-je dit dans un langage bien articulé (Que faites-vous ?
voulais-je lui demander).
Il s’est efforcé de comprendre
mes ordres, mais j’ai tout de suite vu que son petit cerveau
étroit n’arrivait pas à saisir la signification de mes
paroles. Il a affiché un rictus gêné et il a
répété mes mots. « Queu…
queu » a-t-il dit et il sautillait comme
un perroquet. Cette primitivité m’a un peu fâché et
j’ai froncé les sourcils, sur quoi il est devenu soucieux et
attentif. « Gadyigo ! »
lui ai-je dit, mais il n’a pas mieux compris, il a seulement
répété après moi. « Vèvèdyeu ! »
ai-je tenté alors dans une légère colère, mais il
n’a toujours pas trouvé une réponse sensée. Il a
dû néanmoins sentir que je voulais quelque chose parce qu’il
s’est mis à babiller. « Boubou », a-t-il
dit, « Boubouka » et autres
termes encore tous dépourvus de sens et mal articulés. Un homme
impossible, je n’arriverai à rien avec celui-là. Je lui ai
attrapé l’oreille et je l’ai tiraillée, mais il
l’a retirée plutôt que, à la manière
d’une personne raisonnable, la décrocher de sa tête pour me
la donner pour faire joujou. Constatant que son cas était sans espoir,
j’ai eu pitié de lui et je me suis mis à crier à
tue-tête pour qu’on m’envoie l’autre membre du
personnel et qu’il vienne me débarrasser de celui-ci. Elle est
venue en courant, elle a bien rabroué le nommé "papa"
et m’a repris. Le pauvre "papa" tout
décontenancé, la tête baissée, a repris sa place
derrière sa table.