Frigyes Karinthy : "M’sieur"
le recalÉ[1]
Le recalé poireautait depuis un bon
moment devant la porte de la salle des professeurs. Les élèves
étaient déjà tous rentrés chez eux, les professeurs
aussi s’étaient envolés, un par un. « Mes
respects, Monsieur » répétait-il vingt fois de suite
en baissant la tête. Mais lui, c’est Schwicker
qu’il attend, oh oui, depuis onze heures déjà il attend Schwicker à qui il va parler, brièvement,
calmement et d’une voix sourde. « Monsieur le professeur
— va-t-il dire à Schwicher — la
vie d’un homme est en jeu. Je ne veux pas qu’un malheur se
produise, Monsieur, et vous non plus ne pouvez le vouloir. Vous savez
très bien comment s’est passée
Voilà comment le recalé va
parler, et Schwicker, déconcerté par
ces paroles qu’il a écoutées jusqu’à la
dernière, s’immobilise tout à coup, le regarde
profondément dans les yeux, en rougissant presque, puis, brusquement,
lui serre la main. « Neugebauer – dit Schwicker,
cela suffit. Moi, je vous comprends. Donnez ce bulletin. Vous m’avez cru
dur et impitoyable, mais je ne savais pas jusqu’à présent
à qui j’avais affaire, Neugebauer ».
Oui, c’est ainsi que le recalé
va parler avec Schwicker. Mais, alors, pourquoi le
recalé s’écarte-t-il, affolé, chaque fois
qu’on ouvre la porte ? Il est près de deux heures et il avait
promis d’être rentré pour onze heures avec son bulletin. Si Schwicker pouvait arriver ! – Au fait,
pourquoi ? Il n’a même pas envie de rentrer chez lui. A-t-il
un chez lui, le recalé ?
Mais, le voici, voici Schwicker
qui arrive... oui, il est en train de parler par-dessus son épaule,
impossible de l’aborder maintenant. Maintenant non plus, maintenant il se
dirige vers l’escalier — Suivons le, dans l’escalier, oui...
Non, dans l’escalier, on ne peut pas non plus, ça ne se fait pas.
Alors, devant la loge du concierge. Mais le concierge est à sa porte,
pas possible... pas possible ici... Mais... il va franchir le portail et
après...
- Pardon, M’sieur !... M’sieur, pardon !...
- Eh bien, qu’est-ce qui se
passe ? Que veux-tu ?
- Pardon, M’sieur, c’est
que... c’est-à-dire que...
- Qu’est-ce qu’il y
a ? Comment t’appelles-tu ?
- Neugebauer, M’sieur.
- Ah oui! C’est moi qui
t’ai recalé ? Eh bien, allons, rentre chez toi, et commence
à préparer la session d’automne.
- Oui, oui, M’sieur.
- Ça ne te fera pas de mal
d’étudier un peu pendant les vacances.
Et Neugebauer ricane, poliment.
- Oui, oui, M’sieur. Mes
respects, M’sieur.
- Au revoir. Le recalé
s’incline et il part sur le boulevard. Il n’a pas beaucoup de sens,
son départ, car où aller ? De cette discussion avec Schwicker, il ne reste qu’un sentiment très
vague, engourdi, émoussé, pas de la déception. Au fond,
c’était évident que ça se passerait de cette
façon, et puis, il n’avait même pas envie de parler avec Schwicker, alors, qu’est-ce que ça peut bien
lui faire ? Qu’est-ce qui reste encore ? Bah... oui... quelques
rues à descendre – quelques boutiques – quelques
pensées acres et viriles sur la stupidité de l’existence,
sur le néant de l’homme – alors, cette vétille,
à côté... Qu’il laisse quelque écrit
derrière lui ? Pour quoi faire ? Quelques lignes
peut-être, du genre « Plutôt premier à Utique que
second à Rome... » Hum, c’est sûrement à
Utique que César a prononcé cette phrase. Non, non c’est
pas certain qu’il l’a dit à cet endroit... là il
s’est passé quelque chose d’autre, il le savait, mais il a
oublié... Il va écrire: « Plutôt second dans la
mort que premier dans la vie... » Oui, c’est sûrement
très beau, même s’il ne comprend pas très bien, mais
eux, eux, ils vont comprendre... les misérables... qu’ils comprennent
seulement. Plutôt premier dans la tombe...
Devant les yeux du recalé sautille
un petit nuage bariolé aux couleurs d’arc-en-ciel, sa gorge se
noue, et il s’aperçoit tout à coup que, pendant tout le
temps qu’il remuait ses pensées, il chantonnait en lui-même,
presque à voix haute, la partie ténor de la marche du gala
sportif qu’il a apprise par cœur :
Debout, loyaux enfants de la pat
rie-i-i-je,
Voyez, le stade est là,
Lalalala !
Il chantait ce refrain, en sautillant,
heurtant contre les murs sa serviette de toile cirée. Mais de plus il
ressentait une sorte d’inquiétude, comme l’impression
d’avoir oublié quelque chose, une affaire à régler
pourtant de toute urgence. Mais qu’est-ce que c’était, mon
Dieu, qu’est-ce que c’était... Et pourtant, ce matin, il
s’était bien juré de... une règle de verre.., non,
un turbomoteur à vapeur.., non, même pas la peine d’y
songer, avant d’avoir cinq forints, et pour maintenant ! Pas avant
le premier du mois prochain... Ah oui ! Ça lui revient, enfin: un
taille-crayon et... autre chose aussi, oui, de la saucisse au moût.
De la saucisse au moût ! Il en a
l’eau à la bouche. Quel drôle de nom, qu’est-ce que
ça peut bien être ? Quelque chose de brun, de rugueux,
là, pendu dans l’épicerie – mais ça doit
être divin, du moût, et de la saucisse, les deux ! Ça,
pour l’instant : on ne peut pas tout avoir à la fois –
la truite en gelée, c’est pour plus tard. Combien d’argent
a-t-il, voyons un peu. Ça fait huit plus trois et six pièces de
six krajcars, un fillér, on peut
éventuellement le refiler avec les krajcars.
Presque trois couronnes, en tout.
Deux minutes plus tard, le taille-crayon
est acheté; deux minutes plus tard, voilà le recalé dans
le magasin d’alimentation. « Trente fillérs de
ça » - dit-il, la gorge palpitante, en tendant un petit doigt
crasseux qui tremble. S’enhardissant tout à coup, comme s’il
avait perdu la raison, il se grise : « Et je voudrais aussi
deux cents grammes de bris de chocolat... je crois que ça sera tout...
et je voudrais aussi de l’emmenthal, vingt fillérs... et vingt-cinq
de truc rouge là... du saumon ?... Oui, j’en voudrais aussi... »
On lui emballe tout, un joli petit paquet
pour chaque chose et il laisse faire, pourtant il sait bien que ça ne
vaut pas la peine, puisqu’il va tout défaire sous la
première porte cochère. Deux couronnes dix... s’il vous
plaît... on lui rend quelques petites pièces.
Sous le porche, il déficelle tous
ses paquets et en fourre le contenu dans ses poches. Il commence par
l’emmenthal, il en casse de gros morceaux, dans le fond de sa poche, et
les enfourne en vitesse, il s’étouffe presque,
s’empourpre... Puis vient la saucisse au moût.., puis le saumon...
C’est comme s’il avait gobé des cailloux, tant pis, tout y
passera, au tour des bris de chocolat, hum, c’est bon, c’est chaud,
et doux, et croustillant comme de la neige. Voilà, c’est fait,
mais comme son estomac est lourd maintenant ; maintenant, faudrait quelque
chose de léger... de rafraîchissant, de désaltérant.
« Combien cette orange-là ? » C’est
cher, bien sûr, les dernières de la saison, tant pis.
Qu’est-ce qui reste ? Encore neuf krajcars,
qu’est-ce qu’il peut bien en faire ? « Je voudrais
du nougat turc, neuf krajcars ».
Et le voici maintenant, le recalé,
marchant dans la rue Nefelejcs. Ne m’oublie pas
– Comment s’est-il retrouvé là ? Aucune
importance. Il marche, il marche dans la longue rue Nefelejcs,
regarde sous les portails ; intérieurement, il se sent lourd,
lourd, très lourd.., et il ne sait pas si c’est son estomac, ou
son cœur qui est lourd. Il regarde sous les portails, ronge le nougat
turc, le ronge seulement... tout autour de lui, un vide mortel, une vie sans
but, une injustice glaciale. Une voix gémissante, monotone
l’accompagne, une intonation infinie, irréductible... un supplice
gémissant, infernal.
Debout, loyaux enfants de la patrie-i-i-ie...
Il grignote avec peine la colle forte
gluante qui lui adhère aux dents, et dans sa gorge coule le
mélange de sa salive et de ses larmes qui le fait suffoquer.