Frigyes Karinthy :  "M’sieur"

 

 

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le recalÉ[1]

 

Le recalé poireautait depuis un bon moment devant la porte de la salle des professeurs. Les élèves étaient déjà tous rentrés chez eux, les professeurs aussi s’étaient envolés, un par un. « Mes respects, Monsieur » répétait-il vingt fois de suite en baissant la tête. Mais lui, c’est Schwicker qu’il attend, oh oui, depuis onze heures déjà il attend Schwicker à qui il va parler, brièvement, calmement et d’une voix sourde. « Monsieur le professeur — va-t-il dire à Schwicher — la vie d’un homme est en jeu. Je ne veux pas qu’un malheur se produise, Monsieur, et vous non plus ne pouvez le vouloir. Vous savez très bien comment s’est passée la chose. Parlons virilement, ouvertement, d’homme à homme. Quand, oui, vous savez, quand j’ai dit Henri VIII, je savais très bien que c’était pas Henri VIII mais Richard III, et je me serais repris immédiatement, car c’était simplement ma langue qui avait fourché. Mais vous — je ne veux pas vous juger, je ne fais que constater le fait, objectivement – vous, aussitôt, vous m’avez fait rasseoir. Avez-vous respecté, en agissant de la sorte, la loi et la coutume ?... Nous ne nous pencherons pas sur le problème – c’est entre nous que doit être réglée cette affaire. Nous entrons là, dans la salle des profs, vous rayez la note insuffisante ainsi que l’observation en dessous « redoublement conseillé ». Ceci fait, nous nous séparons, en hommes. Peut-être êtes-vous étonné de m’entendre parler d’une voix si étrange – Bah ! N’en parlons plus : que vous vous êtes tous trompés à mon égard, je le sais bien, c’est à ma nature impénétrable que je le dois – Je n’avais jusqu’à présent aucune raison de m’ouvrir aux autres, et d’ailleurs, de quoi aurais-je pu parler dans un tel entourage, où personne n’est capable de me comprendre ? »

Voilà comment le recalé va parler, et Schwicker, déconcerté par ces paroles qu’il a écoutées jusqu’à la dernière, s’immobilise tout à coup, le regarde profondément dans les yeux, en rougissant presque, puis, brusquement, lui serre la main. « Neugebauer – dit Schwicker, cela suffit. Moi, je vous comprends. Donnez ce bulletin. Vous m’avez cru dur et impitoyable, mais je ne savais pas jusqu’à présent à qui j’avais affaire, Neugebauer ».

Oui, c’est ainsi que le recalé va parler avec Schwicker. Mais, alors, pourquoi le recalé s’écarte-t-il, affolé, chaque fois qu’on ouvre la porte ? Il est près de deux heures et il avait promis d’être rentré pour onze heures avec son bulletin. Si Schwicker pouvait arriver ! – Au fait, pourquoi ? Il n’a même pas envie de rentrer chez lui. A-t-il un chez lui, le recalé ?

Mais, le voici, voici Schwicker qui arrive... oui, il est en train de parler par-dessus son épaule, impossible de l’aborder maintenant. Maintenant non plus, maintenant il se dirige vers l’escalier — Suivons le, dans l’escalier, oui... Non, dans l’escalier, on ne peut pas non plus, ça ne se fait pas. Alors, devant la loge du concierge. Mais le concierge est à sa porte, pas possible... pas possible ici... Mais... il va franchir le portail et après...

- Pardon, M’sieur !... M’sieur, pardon !...

- Eh bien, qu’est-ce qui se passe ? Que veux-tu ?

- Pardon, M’sieur, c’est que... c’est-à-dire que...

- Qu’est-ce qu’il y a ? Comment t’appelles-tu ?

- Neugebauer, M’sieur.

- Ah oui! C’est moi qui t’ai recalé ? Eh bien, allons, rentre chez toi, et commence à préparer la session d’automne.

- Oui, oui, M’sieur.

- Ça ne te fera pas de mal d’étudier un peu pendant les vacances.

Et Neugebauer ricane, poliment.

- Oui, oui, M’sieur. Mes respects, M’sieur.

- Au revoir. Le recalé s’incline et il part sur le boulevard. Il n’a pas beaucoup de sens, son départ, car où aller ? De cette discussion avec Schwicker, il ne reste qu’un sentiment très vague, engourdi, émoussé, pas de la déception. Au fond, c’était évident que ça se passerait de cette façon, et puis, il n’avait même pas envie de parler avec Schwicker, alors, qu’est-ce que ça peut bien lui faire ? Qu’est-ce qui reste encore ? Bah... oui... quelques rues à descendre – quelques boutiques – quelques pensées acres et viriles sur la stupidité de l’existence, sur le néant de l’homme – alors, cette vétille, à côté... Qu’il laisse quelque écrit derrière lui ? Pour quoi faire ? Quelques lignes peut-être, du genre « Plutôt premier à Utique que second à Rome... » Hum, c’est sûrement à Utique que César a prononcé cette phrase. Non, non c’est pas certain qu’il l’a dit à cet endroit... là il s’est passé quelque chose d’autre, il le savait, mais il a oublié... Il va écrire: « Plutôt second dans la mort que premier dans la vie... » Oui, c’est sûrement très beau, même s’il ne comprend pas très bien, mais eux, eux, ils vont comprendre... les misérables... qu’ils comprennent seulement. Plutôt premier dans la tombe...

Devant les yeux du recalé sautille un petit nuage bariolé aux couleurs d’arc-en-ciel, sa gorge se noue, et il s’aperçoit tout à coup que, pendant tout le temps qu’il remuait ses pensées, il chantonnait en lui-même, presque à voix haute, la partie ténor de la marche du gala sportif qu’il a apprise par cœur :

Debout, loyaux enfants de la pat rie-i-i-je,

Voyez, le stade est là,

Lalalala !

Il chantait ce refrain, en sautillant, heurtant contre les murs sa serviette de toile cirée. Mais de plus il ressentait une sorte d’inquiétude, comme l’impression d’avoir oublié quelque chose, une affaire à régler pourtant de toute urgence. Mais qu’est-ce que c’était, mon Dieu, qu’est-ce que c’était... Et pourtant, ce matin, il s’était bien juré de... une règle de verre.., non, un turbomoteur à vapeur.., non, même pas la peine d’y songer, avant d’avoir cinq forints, et pour maintenant ! Pas avant le premier du mois prochain... Ah oui ! Ça lui revient, enfin: un taille-crayon et... autre chose aussi, oui, de la saucisse au moût.

De la saucisse au moût ! Il en a l’eau à la bouche. Quel drôle de nom, qu’est-ce que ça peut bien être ? Quelque chose de brun, de rugueux, là, pendu dans l’épicerie – mais ça doit être divin, du moût, et de la saucisse, les deux ! Ça, pour l’instant : on ne peut pas tout avoir à la fois – la truite en gelée, c’est pour plus tard. Combien d’argent a-t-il, voyons un peu. Ça fait huit plus trois et six pièces de six krajcars, un fillér, on peut éventuellement le refiler avec les krajcars. Presque trois couronnes, en tout.

Deux minutes plus tard, le taille-crayon est acheté; deux minutes plus tard, voilà le recalé dans le magasin d’alimentation. « Trente fillérs de ça » - dit-il, la gorge palpitante, en tendant un petit doigt crasseux qui tremble. S’enhardissant tout à coup, comme s’il avait perdu la raison, il se grise : « Et je voudrais aussi deux cents grammes de bris de chocolat... je crois que ça sera tout... et je voudrais aussi de l’emmenthal, vingt fillérs... et vingt-cinq de truc rouge là... du saumon ?... Oui, j’en voudrais aussi... »

On lui emballe tout, un joli petit paquet pour chaque chose et il laisse faire, pourtant il sait bien que ça ne vaut pas la peine, puisqu’il va tout défaire sous la première porte cochère. Deux couronnes dix... s’il vous plaît... on lui rend quelques petites pièces.

Sous le porche, il déficelle tous ses paquets et en fourre le contenu dans ses poches. Il commence par l’emmenthal, il en casse de gros morceaux, dans le fond de sa poche, et les enfourne en vitesse, il s’étouffe presque, s’empourpre... Puis vient la saucisse au moût.., puis le saumon... C’est comme s’il avait gobé des cailloux, tant pis, tout y passera, au tour des bris de chocolat, hum, c’est bon, c’est chaud, et doux, et croustillant comme de la neige. Voilà, c’est fait, mais comme son estomac est lourd maintenant ; maintenant, faudrait quelque chose de léger... de rafraîchissant, de désaltérant. « Combien cette orange-là ? » C’est cher, bien sûr, les dernières de la saison, tant pis. Qu’est-ce qui reste ? Encore neuf krajcars, qu’est-ce qu’il peut bien en faire ? « Je voudrais du nougat turc, neuf krajcars ».

Et le voici maintenant, le recalé, marchant dans la rue Nefelejcs. Ne m’oublie pas – Comment s’est-il retrouvé là ? Aucune importance. Il marche, il marche dans la longue rue Nefelejcs, regarde sous les portails ; intérieurement, il se sent lourd, lourd, très lourd.., et il ne sait pas si c’est son estomac, ou son cœur qui est lourd. Il regarde sous les portails, ronge le nougat turc, le ronge seulement... tout autour de lui, un vide mortel, une vie sans but, une injustice glaciale. Une voix gémissante, monotone l’accompagne, une intonation infinie, irréductible... un supplice gémissant, infernal.

Debout, loyaux enfants de la patrie-i-i-ie...

Il grignote avec peine la colle forte gluante qui lui adhère aux dents, et dans sa gorge coule le mélange de sa salive et de ses larmes qui le fait suffoquer.

 

Suite du recueil

 



[1] Traduction de Françoise Gal