Frigyes Karinthy : "M’sieur"
Voir une vidéo en hongrois (Kern
András)
toute la classe rigole[1]
La classe a le diable au corps. Ce matin, en
entrant, nous avons trouvé une nouvelle poubelle. Une belle poubelle
vernie, bien spacieuse: il ne nous a pas fallu longtemps pour nous apercevoir
qu’on pouvait s’y tenir confortablement.
Les ordures, bien entendu, nous les vidons,
et les disposons avec goût sur le couvercle; ceci exige un instinct
d’artiste. Tout autour, à égale distance, vous mettez des
croûtes de pain, au milieu, en guise de décoration, un gros
morceau de couenne de lard. Tout le monde donne un coup de main, apporte sa
contribution (vieux morceaux de métal, porte-plume cassés...)
pour être admis à l’exposition d’ordures que fait
visiter Deckner.
Pendant la deuxième
récré, brusquement, c’est la passion pour le collage
d’étiquettes. Tout d’abord, sur le dos de Kelemen apparaît un bref communiqué informant
le public que l’individu en question se qualifie lui-même
d’« âne » et qu’il désire le
faire savoir en permanence, le présent avis tenant lieu de faire-part.
Puis quelqu’un chuchote à l’oreille de Kelemen
qu’on a décidé de coller une étiquette dans le dos
de Roboz ; Kelemen,
riant en lui-même, attache aussitôt une étiquette semblable
au dos de Roboz. Ça fait plus de cinq minutes
que Roboz rit avec nous de l’étiquette
de Kelemen. Kelemen
s’étouffe presque, il cligne des yeux – le rire
s’amplifie, s’enfle, toujours plus gai, et
dégénère peu à peu en ouragan – mais plus ils
rient l’un de l’autre tous deux, plus ils nous font tordre de rire.
Puis, quelqu’un trouve la farce
suivante. On choisit... disons... par exemple... Auer, qui écrit, bien
appliqué, dans son coin: on se précipite vers lui,
essoufflé, agité, le visage décomposé par la joie
– on le saisit par le bras et, d’une voix troublée, on lui
dit, presque en suffoquant : « Viens, viens vite !... » Auer s’affole,
il ne comprend pas. « Mais, quoi, qu’est-ce qu’il y
a ? Qu’est-ce qui se passe ? Où
ça ? » demande-t-il, excité et apeuré, en
détalant. L’autre, sans répondre, le traîne en
haletant, le remorque à travers le couloir, se précipite avec lui
jusqu’au troisième étage. À la vitesse de
l’éclair sont projetées, dans le cerveau d’Auer,
mille et une possibilités. C’est son tonton qui est revenu
d’Amérique. C’est le proviseur qui le convoque, car,
à l’issue d’une conférence, les profs se sont rendus à
l’évidence que cet Auer est un être tout à fait
exceptionnel, un génie inconcevable, tel que l’esprit du temps
n’en engendre qu’un seul par siècle, et c’est pourquoi
il faut qu’ait lieu immédiatement la remise de son diplôme
de bac, plus une bourse de mille couronnes, accompagnée par un grand
discours que le proviseur tiendra dans la salle des profs. C’est le
Ministre de l’Éducation qui le convoque; il est là, dans la
salle des profs, il est venu exprès pour lui, car quelqu’un lui a
envoyé le dernier devoir de hongrois de Auer, devoir qui a été lu, les yeux remplis
de larmes, devant le Parlement, et il veut maintenant serrer la main de Auer,
en tant que représentant du gouvernement. C’est le prof de dessin
qui le convoque, car un riche mécène a découvert son
dessin à la sépia intitulé « Configuration de
feuilles stylisées » et il veut l’acheter trente mille
couronnes pour remplacer le tableau panoramique de Feszty[2] qui se trouvait dans le Bois de la Ville
mais que l’on a maintenant vendu aux enchères.
« D’accord, même pour vingt mille » se dit
Auer, après une très rapide estimation, tandis qu’ils
parviennent en haletant au quatrième étage. Et là, tout
à coup, le messager, qui n’avait pas dit un seul mot, lâche
le bras d’Auer, et redescend tout doucement. Très
étonné, Auer se retourne vers lui: toute la classe est
déjà là, rassemblée au pied de l’escalier,
à se tordre de rire. Auer reste cloué au sol un instant, bande
d’abrutis, dit-il ensuite, furieux, et il descend, tout penaud, mais
c’est lui qui rit le plus fort deux minutes plus tard, quand c’est
au tour de Roboz de se faire prendre.
Entre-temps, Wlach
a esquissé au tableau un portrait du vieux Kökörcsin
en caleçons et haut de forme, en train de faire un rapport à
Joseph II[3] sur la conduite
Zajcsek hurle qu’on l’empêche de
travailler; finalement, prenant son courage à deux mains, il part
s’installer dans la nouvelle poubelle, referme le couvercle sur lui et se
met à chantonner d’une voix nasillarde. Brusquement, à un
signal de Wlach, nous nous arrêtons de parler
et nous levons. La tête terrorisée de Zajcsek
émerge de la poubelle: il croit que le prof est entré.
C’est l’explosion de rires. Avec dédain, Zajcsek
crache par-dessus le bord de la caisse et, d’un air
dégoûté, referme sur lui le couvercle.
Mais cette fois, c’est vraiment Kökörcsin qui entre. Silence de mort: chacun de
nous pense tout à coup à Zajcsek assis
dans sa poubelle. Mais Zajcsek ne veut pas se faire
avoir une seconde fois, il ne bouge pas d’un pouce.
Et c’est le début d’une
longue et terrible heure de cours. La classe entière n’est
qu’un grand diaphragme houleux comprimé avec une force inimaginable
par le rire éperdu. La fièvre brûlante du rire
étouffé palpite sur les visages rouge sang, les tempes se
gonflent. Tout le monde se penche sur sa table. Le silence, au fond duquel se
tord le spectre épouvantable d’une éventuelle explosion,
nous hurle aux oreilles d’une façon provocante. Et, là-bas,
dans le fond, d’audacieuses petites canailles font de leur mieux pour
tendre encore plus l’atmosphère critique. Le petit Löbl, tapi sous les bancs, se balade en rampant
à quatre pattes, il a déjà parcouru la classe en tous
sens, en nous attrapant les mollets. La poubelle remue d’une façon
louche. Kökörcsin disserte d’une voix
puissante sur les mérites de Joseph II ; on me tape dans le dos et
une voix rauque me souffle dans l’oreille : « Attention, Löbl arrive, il est déjà sous le
quatrième banc ! Tout le monde remonte ses jambes sur le
banc ; nos lèvres tremblent de rire, j’essaie
désespérément de faire attention à ce que dit le prof,
pour détourner mon imagination. Kökörcsin
explique avec enthousiasme quel beau et noble geste accomplit Joseph II en
abrogeant d’un trait de plume l’ensemble de ses décrets.
« Et ta sœur, Jojo II », lance Eglmayer,
au dernier banc, d’une voix étrangement caverneuse. Auer pousse un
sifflement de douleur aigu. Löbl est arrivé
à sa place et lui a pincé le mollet. « Regarde –
dit quelqu’un près de moi – Kökörcsin
a une jambe qu’a moins poussé
qu’l’autre ! »
Mes yeux vont sauter de leur orbite.
Maintenant… je n’en peux plus... encore un instant... et ça
explose... C’est à ce moment que le prof s’offre la petite
plaisanterie suivante :
- Auer, qu’avez-vous à
gigoter comme un asticot dans son fromage ?
Jamais aucun auteur de farce ne remporta un
tel succès auprès de son public. Comme le flot lacérant de
bout en bout la digue, le rire éclate. Soulagés,
libérés, nous nous tordons, nous étranglons de rire
à n’en plus finir. Le prof regarde, étonné, et
sourit avec indulgence – intimement convaincu qu’il possède
un humour particulièrement remarquable et irrésistible.
[1] Traduction de
[2] Árpád Feszty (1856-1914). Peintre. Il est fait allusion à son célèbre tableau aux dimensions imposantes, en forme de cercle, illustrant la conquête (896) et peint à l’époque de Millenium (1896).
[3] Joseph II de Habsbourg (1741-1790). Empereur d’Autriche, roi de Hongrie, fils et successeur de Marie-Thérèse, frère de Marie-Antoinette.