Frigyes Karinthy : "L’homme volant"
premier vol
5 octobre 1913.
Cher Wittmann,
Une heure avant que nous
décollions je vous avais dessiné au café : votre
profil mélancolique me rappelle vraiment quelque chose, le trait
ironique, enfantin et boudeur entre les coins de la bouche inclinés vers
le bas. Vous avez réfléchi alors et vous m'avez dit que vous
m'enviiez parce que j'allais éprouver la sensation du vol pour la première
fois. Vous, m'avez-vous dit, n'avez jamais volé une première
fois : des roulements au sol, des petits sauts sont progressivement
devenus les altitudes de mille cinq cents, deux mille mètres auxquelles
vous êtes si à l'aise, mon cher et si sympathique Wittmann, vous, habitant de Pest et ancien étudiant
de notre Université Polytechnique. Vous avez tout à fait raison,
je sens en effet ma supériorité et si je ne vous ennuie pas je
vais vous expliquer en quelques lignes ce qu'on ressent quand on vole.
Vous vous rappelez
peut-être que je vous avais demandé de m'emmener un jour voler
avec vous parce que j'aimerais vérifier une de mes anciennes nouvelles
intitulées Le pilote :
avais-je bien décrit le vol ? Il y avait dedans un peu
d'affectation, mais aussi beaucoup de vrai. Croyez-moi, c’est cette
imagination, celle qui suscite l'essence de nouvelles, de poèmes sur
cette sensation d'ivresse issue de ce fruit incomparable, merveilleux de la
nature que nous appelons âme et cerveau humains ; c'est cette
même imagination qui a pressé les frères Wright, Santos
Dumont, Farman, Lilienthal, d'inventer des machines et des mécaniques
qui leur permettraient de jouer dans la réalité ce que l'artiste
a vécu en son âme. L'imagination humaine adaptée et
jouée sur scène : voilà ce qu'est l'avion, mon cher Wittmann, et je peux vous assurer qu'en substance je n'ai
pas un seul mot à ajouter à ma nouvelle, maintenant que j'ai
effectivement volé, et je dis cela sur le ton du plus grand
enchantement. Ce que je peux ajouter de nouveau ne concerne pas la sensation de
voler mais concerne la peur contre-nature, la terreur et le plaisir de l'homme
qui vole pour la première fois.
Avez-vous déjà
rêvé, enfant quand vous aviez beaucoup mangé au
dîner, qu'un grand diable rouge vous saisissait à la gorge et vous
emmenait en enfer ? C'est précisément, mot pour mot, le
même songe que j'ai rêvé quand vous avez levé le bras
droit et crié au mécanicien : "Los !", et le
moteur enragé, furieux, déchaîné s'est
élancé dans un hurlement hargneux. L'herbe, chevelure verte de la
terre ondulait dans sa terreur, se dressait vers le ciel et flottait comme
arrachée. Du même coup j'ai vu tout en noir, pardonnez-moi, sauf
la machine, en rouge, elle, c'était le diable ; je vous prie de me
croire, j'ai senti l'odeur du soufre, l'odeur de l'essence et l'odeur de
l'huile et l'odeur de la poussière pleurant et tourbillonnant. Je suis
absolument certain que c'est ainsi qu'on emmène l'homme en enfer, que je
peux imaginer aussi bien entre deux nuages noirs que dans un gouffre de la
terre. J'ai aussi vu de la fumée et des flammes, langues de petits
diables rouges (celles du moteur), pendant que le Grand Diable gémissait
dans sa colère et répétait : ouste, ouste, ouste,
rentre dedans, cogne, fous-le par terre, envoie-le en l'air, casse-lui le
crâne sur un nuage noir, que ça gicle, piétine sa gueule
dans le sable, couche-toi dessus, brise-lui les os, éventre-lui les
intestins. L'heure était un peu tardive, j'ai pensé à la
mort, je n'en ai pas honte, et que cette fois je m'étais fait avoir. Mon
très cher Wittmann, j'ai pour vous une immense
gratitude : je n'ai jamais si bien eu peur de ma vie, on ne peut avoir
peur comme ça qu'à huit ans, dans son lit, face à
l'armoire qui peut même se transformer en un dragon à sept
têtes quand on souffle la chandelle, une peur belle,
héroïque, féerique. Quand l'homme grandit, la peur de la
mort se transforme en lui en un sentiment sirupeux, mesquin, mauvais :
comme un mal d'estomac qui le provoque, qui le couche au lit où,
écœuré et frémissant, il pense au mauvais état
de ses intestins et de ses poumons œdémateux. Mais ici le ciel
était bordé de nuages mornes, noirâtres – il
était six heures moins le quart, entre chien et loup – la mer
aérienne offensée hurlait autour de moi, le diable ricanait, le
vent m'agressait, la terre me tiraillait – j'avais peur de la mort mais
en même temps j'étais incroyablement heureux d'expérimenter
un tel moment.
Tout cela a duré une
minute pendant laquelle je suis resté assis, modeste et courtois, je me
rappelle que je triturais avec gêne ma casquette pourtant bien
installée sur ma tête comme quelqu'un qui est planté devant
un grand seigneur et ne sait que faire de ses mains. J'ai même
rigolé, je me suis raclé la gorge : j'ignore comment il faut
se comporter quand on peut éventuellement mourir.
Une minute plus tard je me suis
demandé : comment, nous ne sommes toujours pas en l'air ? J'ai
regardé vers le bas pour observer quand les roues se
détacheraient du sol et alors, très profondément en
dessous, j'ai vu un hangar grand comme une maison de poupée et comme
s'il n'était que peint sur une carte colorée peinte habilement.
Tout paraissait artificiel, invraisemblable, tel un panorama. On avait
tiré un tapis sous nos pieds, en biais, on avait peint dessus toutes
sortes de motifs. Je dois aussi préciser que ce n'est pas l'homme qui
est très haut, mais c'est la terre qui est très bas. Là
où on se trouve, ce n'est ni haut ni
bas ; c'est le point fixe, c'est la superficie, c'est le sol, même
s'il n'est pas plus grand que l'envergure des ailes d'un aéroplane Etrich[1] : par rapport à
celui-ci tout est en bas, et par rapport à lui tout est relatif. Bien
sûr, je venais de comprendre que toute la différence est
là : si je regarde la machine d'en bas, je la vois haut car je la
vois petite. Or il n'y a qu'une seule chose de grand : la machine ;
tout le reste n'est que petit, insignifiant, arrière-fond. Il n'y a
qu'un seul lieu fixe et sûr : la machine ; tout le reste bouge,
penche, ondule, se répand. Objets, maisons et champs sont de plus en
plus petits, insignifiants, faibles, incertains, tandis que la machine sur
laquelle je suis assis devient constamment plus grande, plus puissante, plus
forte, plus solide. Je crois qu'à l'altitude de six mille mètres
(record mondial) le pilote perçoit la Terre qui n'est qu'une
planète comme un gigantesque corps céleste stationnaire :
elle tourne autour de l'aéroplane.
L'aéroplane n'est ni
arrêté, ni en course folle : il avance lentement, très
lentement, comme tiré sur des rails par deux chevaux de brasserie
allemands. Cela vous semblera bizarre, mais je n'y peux rien :
l'aéroplane, dès qu'il a quitté le sol, et plus il est
haut, avance difficilement dans l'air, cahin-caha. Imaginez que vous êtes
assis dans un train et vous ne comptez pas les poteaux
télégraphiques, mais vous fixez l'horizon. Vitesse : cent
soixante à l'heure.
Quand le Bois a pris un tournant
en dessous de nous, je vous ai poussé du coude, cher Wittmann,
et vous vous êtes tourné en arrière, l'air interrogatif. Je
voulais rire, vous montrer que
j'étais heureux, parfaitement heureux, aux anges : dire que c'est
magnifique, c'est inouï, des choses comme ça. Je voulais vous
informer : qu'en dites-vous, nous avons inventé la machine volante,
l'homme sait voler, victoire ! Victoire ! Des choses comme ça.
Mais vous m'avez encore une fois regardé d'un air interrogateur et
désapprobateur, j'en ai eu honte et je vous ai montré mon crayon
avec lequel j'avais écrit une carte postale à ma sœur
à Hambourg. Mais sur votre profil j'ai revu encore une fois les traits
bien connus et tout à coup j'ai compris que je suis là dans ces
traits, et nous sommes tous dedans, les Hongrois de Pest : c'était
un visage d'homme européen et en même temps un visage budapestois
qui s'adressait entièrement à nous.
Vous, cher Wittmann,
vous êtes le premier garçon de Budapest, corps et âme, qui
ayez volé ; c'est grâce à vous que cette ville
étrange, incroyable, cynique a pu gagner les airs ; vous êtes
le premier oiseau parlant l'argot de Budapest qui ayez éclos dans notre
cage et qui, en guise de grains de chènevis, avez picoré des mots
de Pest, vous plaisantez avec les joyeux drilles, vous lisez des blagues de
pilotes jusqu'à quatre heures de l'après-midi au café dans
des feuilles de chou, puis vous vous rendez à l'aérodrome de
Rákos et, le visage sérieux, vous montez en altitude. Un instant
je ressens du recueillement et deviens moi-même sérieux, une heure
auparavant j'étais assis dans un café mal famé de Budapest
et maintenant nous voici tous les deux en train de voler tels le symbole le
plus auguste des idéaux humains : l'ange ailé, mi-homme et mi-dieu, obstinés au vide avec un sourire
léger, profitant de la minute de magnificence où la nature en
colère – sa bouche en est restée bée à la vue
de tant de prouesses – n'en revient pas de sa stupéfaction, avant
de nous happer, de nous rattraper avec cette force attractive, ce grand
tue-mouche.
Cher Wittmann,
le reste que de toute façon vous savez mieux que moi, vous pourrez le
lire dans la nouvelle déjà évoquée. Je peux vous
dire une chose : ne croyez pas ceux qui s'ennuient et qui bâillent
à longueur de journée, et qui commencent à bâiller
à gauche et à droite que tout cela n'est pas grand-chose et que
nous nous y habituerons comme aux trains de marchandises et aux trains de
banlieue. Les gens pour qui tout sera banal et habituel ne nous ressemblent
plus et nous ne ressemblons plus à nous-mêmes. La transition,
cette fois, n'est pas aussi simple que l'ont été les anciennes.
Ce que vous êtes en train de vivre est une nouvelle mythologie, elle aura
autant d'effet, autant d'influence sur l'histoire, l'art, l'âme humaine,
qu'avait l'ancienne. Ce que nous avons vu là-haut sous nos ailes
était une terre véritablement et pas seulement visuellement
changée, repeinte pour nous, pour nous faire plaisir.
Je vous suis très
reconnaissant, cher Wittmann. Ne soyez pas
étonné de me voir parler avec autant de sérieux –
nous nous retrouverons au café et dans le style des cinémas de
Pest je commémorerai notre voyage d'hier : "Ils se sont
envolés mais sans retomber ; très amusant, très
drôle."
Très amicalement, etc.