Frigyes Karinthy : "L’homme volant"
aÉroplane
L'après-midi du jour
où j'ai volé la première fois j'ai décrit avec
précision à un homme au café comment voler c'est
formidable. Autant que je puisse me rappeler bien ou mal ce que je lui ai dit
(je ne suis pas un conférencier), c'était à peu près :
1. Lorsque le
pilote a crié "Los !", et la lourde machine tendue de
forces déchaînées s'est élancée : la
peur m’a pris, mais comprenons-nous bien, une peur complètement
nouvelle et inconnue. La peur peut revêtir de multiples formes ; il
existe une peur qui ne se manifeste pas par des dents qui claquent et des
sueurs froides, mais une sorte de liesse, une ivresse grandiose ; cela
n'en reste pas moins une peur de la mort, mais pas celle du malade qui,
tremblant et l'estomac retourné, pense à ses poumons
détruits et ses organes délabrés. Dans notre cas je suis
sain et entier, face à la mort, dehors, à l'air libre, le ciel
est bordé de nuages noircissant. Le moteur ronfle, s'acharne et
vrombit ; l'herbe, vert cheveu de la terre, flotte ou se dresse vers le
ciel comme si on l'arrachait. C'est dans l'enfance qu'on a peur comme
ça, à l'âge où l'on craint encore l'inconnu, quand
tout nouvel objet peut constituer un piège de la nature inconnue qu'elle
a tendu sous nos pieds pour nous faire trébucher. Des flammes
jaillissent du moteur, la machine n'est maintenant qu'un diable rouge qui t'a
ramassé, t'a jeté, vilain garnement, dans sa besace, et qui
t'emporte dans l'enfer hurlant, au milieu de flammes, de tourbillons de nuages,
de vents indomptables : là où des diables piailleurs jouent
au ballon avec le soleil apeuré et retourné. J'ai senti l'odeur
du soufre, de l'huile et de l'essence, et tout cela était aussi tordu et
aussi terrorisant qu'une chambre sens dessus dessous, avec des fenêtres
ouvertes et les domestiques à la fenêtre en train de chercher le
maître disparu. La bouche de la terre, tournée vers
l'arrière, bée bêtement.
2. Cette
impression a duré peut-être trente secondes, puis j'ai pu me
rappeler qui je suis et j'ai pensé regarder comment les roues se
détachent de
3. J'ai
regardé devant moi le dos dur et voûté du pilote
dirigé sévèrement vers l'avant, j'ai vu sa main droite
avec laquelle il tirait justement sur une manette. L'appareil a bondi vers le
haut, puis a bifurqué et lentement, calmement, il s'est mis à
pencher. C'est ce qu'on appelle l'inclinaison
– on est assis en biais et on attend que ça passe. J'ai
fermé les yeux une minute car j'avais l'impression qu'on tombait. Puis
j'ai toussé, pas spontanément, mais forcé, comme pour
faire des manières : j'ai baissé les yeux, j'ai
manipulé mes manchettes, j'ai tiré mon gilet. J'étais
très mal à l'aise, un jour j'ai parlé avec un ministre,
c'est alors que je me suis senti aussi mal à l'aise que maintenant,
devant sa majesté la mort – j'ignorais comment il faut se
comporter quand on risque éventuellement de mourir.
4. Cinq
minutes plus tard une joie et un bien-être inouï se sont épanchés
en moi. J'ai bien regardé en tous sens et j'ai aperçu le Danube,
oui, c'était un ruban étroit qui paraissait tourner sur
lui-même. Nous étions terriblement hauts – je l'ai seulement
senti, car quand on n'a aucun outil pour mesurer l'altitude, on ne risque pas
le vertige – deux jours plus tard j'ai eu le vertige lorsque, du balcon
du cinquième étage, j'ai regardé dans la rue. J'ai
donné un coup de coude au pilote, je n'y tenais plus, j'avais envie de
discuter avec lui, lui dire quelque chose, que c'était sensationnel, on
volait, qu'on avait inventé l'avion, des choses comme ça. Le
pilote s'est retourné et m'a regardé d'un air
sévère.
5. Là
où se trouve l'homme, l'endroit n'est ni haut
ni bas – cet endroit est la surface, la terre ; tout se mesure par
rapport à cela. Ce n'est pas moi qui suis en haut, c'est la terre qui
est en bas, dans la profondeur, telle un sentier qui monte jusqu'au ciel. Le
lieu où je suis, ne serait-ce que deux ailes fragiles, c'est le point
fixe, le centre de l'univers, l'axe autour duquel tout tourne. Un sentiment
merveilleux – je pensais tout le temps qu'on devait tomber car on
n'avançait pas assez vite. On a l'impression que la machine bringuebale
cahin-caha dans un mouvement à peine perceptible. Pourtant nous percions
l'air à une allure de cent quarante kilomètres à l'heure.
6. Et au fur
et à mesure que l'on s'éloignait de la terre, la machine enflait,
elle se faisait de plus en plus grande, jusqu'à devenir gigantesque,
l'unique objet d'importance dans l'univers, deux ailes énormes par
rapport auxquelles tout est incertain, insignifiant. D'un geste balourd et
nonchalant nous avons recouvert le Bois, tout Józsefváros[1]
s'est obscurci dans notre ombre.
Je crois qu'il faut
monter à dix mille mètres d'altitude pour que le pilote
perçoive que la terre n'est qu'une planète qui tourne autour de
l'aéroplane. Plus nous sommes haut et plus nous nous sentons
rassurés, en sécurité, nous avons l'impression de nous
trouver dans l'unique point sûr de l'espace ; en bas tout bouge,
coule, ondule, on est pris de frayeur à la pensée qu'il faudra
atterrir sur ce sol incertain. À mille mètres d'altitude j'ai
écrit une carte postale.
7. Voler
signifie voler vers le bas. Que nous sommes dans l'air peu dense, que j'ai
perdu tout mon poids, que je vole, j'ai vraiment senti cela pendant que nous
décélérions vers le bas.
Et il est
arrivé un moment, à mille mètres d'altitude, directement
au-dessus du Danube, avec le château sous mes pieds, où j'ai
été pris du sentiment angoissant et obscur d'être
déjà passé par là un jour, il y a longtemps, il y a
très longtemps en ce même point, à mille mètres
d'altitude, au-dessus du château, et j'ai déjà vu comme
cela le Danube et Budapest. On a ce genre de sentiment dans une rue
oubliée. L'explication, je l'ai trouvée plus tard, des semaines
plus tard. À l'âge de dix ans, jour après jour, en rentrant
de l'école je m'étais imaginé et je m'étais colorié
dans la tête avec une clarté cristalline et une vivacité
maladive comment je volerais la première fois au-dessus de Pest avec
l'avion dont je serais l'inventeur, et un jour pendant que les yeux
fermés et le cœur avide et vorace je décrivais le chemin
devant moi, je me suis vu ici, au-dessus du château, pendant que l'ombre
de l'oiseau mécanique filait le long du Danube.
Maintenant pendant
que j'écris cela, je vois plus précisément, plus
clairement l'image que je n'avais que rêvée seize années
auparavant, la même que j'ai vue il y a six semaines depuis le
siège de cuir de l'aéroplane.