Frigyes Karinthy : "L’homme volant"
le "collÈgue" wittmann s'est
envolÉ…
11
mai 1915.
"…car, dès que son temps le lui permettra,
il aimerait traverser l'Océan Atlantique…"
C'est ainsi
qu'hier, dimanche, j'ai terminé mon article dans Az Újság. Pendant une minute
le stylo a frémi encore dans ma main, je me le rappelle, je comptais
ajouter quelque chose mais j'ai été pris par une sorte de
gêne stupide – un parti pris, l'admiration d'un adolescent, me
suis-je dit – d'en parler tant et sur un tel ton ; d'autant qu'on
commençait à jaser : j'étais amoureux de ce Wittmann autant que du vol, j'avais déjà
écrit sur lui au moins cinq fois comme d'un phénomène
divin extraordinaire. - Mon Dieu, un pilote ! Même pas une
actrice ou un homme politique.
Que faire, que
dois-je faire maintenant ? Mon porte-plume lâche son encre avec
indifférence, il ne se serre pas comme ma gorge – écrire,
on peut, écrire, il faut – mais écrire quoi ? Dois-je
continuer l'article d'hier ? "Il ne traversera plus l'Océan
Atlantique." J'écris quoi et pour qui ? Je l'ai
rencontré et j'ai volé pour la première fois avec lui il y
a dix-huit mois, je l'ai rencontré et j'ai volé avec lui pour la
dernière fois avant-hier à six heures de l'après-midi.
Écrire sur lui était chose facile au début : je le
connaissais alors depuis deux jours et la forme épistolaire s'offrait
tout naturellement pour communiquer mes impressions. Cher, très cher Wittmann, avais-je commencé mon article, je vous
raconte le sentiment de voler une première fois. Mais maintenant,
comment commencer, à qui raconter, comment écrire mon dernier
article sur Viktor Wittmann, le pilote ? Le
lecteur attend de moi un certain ton, je devrais être ou
pathétique ou sentimental ou tragiquement cynique, je devrais
dire : des milliers et des centaines de milliers de gens ont péri,
et un de plus… Peu importe si je le connaissais et je savais qui il
était.
Des mots
bégayent en moi sans la moindre pensée objective, les verbes se
rangent à la deuxième personne, en moi je parle à
quelqu'un, sans douleur, sans chagrin, mais sur un ton taquin, je
plaisante : je réalise avec frayeur que la personne à qui je
parle est celui qui depuis quelques heures n'est plus et ne sera plus jamais.
Quand j'ai appris la nouvelle j'ai couru au café et j'ai cherché
sa table où nous avons passé chaque soir ensemble jusqu'à
avant-hier, pour courir vers lui et lui crier de loin : "Hello,
collègue Wittmann ! Qu'en
dites-vous ? Wittmann est tombé, il est
mort" – puisque c'est seulement avec lui qu'il était possible
de parler d'aéronautique, des événements dans l'aviation.
Et lui, il rit avec la gaieté effrénée dont rient les
enfants et les hommes tristes. "Allons, vous plaisantez,
collègue !" – dirait-il. "Mais si, c'est
écrit dans Az Újság !"
– "Alors je vous crois, collègue !"
Avec qui discuter
maintenant de ce qui s'est passé, qui va m'expliquer en son absence
modestement, plaisamment et intelligemment, comment a pu tomber Wittmann en qui ses passagers avaient confiance comme en
Dieu. J'ai beau regarder autour de moi, je ne vois que votre propre visage,
collègue Wittmann, quand pour un instant vous
lâchez la gouverne à mille mètres d'altitude, vous vous
tournez vers l'arrière et avec ce rire espiègle dans vos yeux
enfantins mélancoliques vous me faites un clin d'œil. "C'est
le moment d'avoir peur, collègue, je vais secouer un peu !"
– et la machine se met à tourner en une spirale vertigineuse vers
le bas.
Cher
collègue Wittmann, collègue
intelligent, il n'aurait pas fallu secouer autant. Maintenant je peux le
dire… Vendredi… Quand nous avons volé la dernière
fois et le ciel était laid, noir et venteux… Sous ces nuages noirs
j'ai été pris d'une tristesse pesante… Je l'ai même
dit, pour plaisanter, quand nous avons touché terre. "Aujourd'hui
j'ai été triste, collègue" – ai-je dit, mais
vous ne m'avez rien répondu. Quelque chose n'avait pas tourné
rond, le vent avait poussé l'appareil, la descente n'avait pas
été simple. Oui, maintenant je peux le dire, à cette
altitude vide et froide j'ai pensé que tout était vain, il était
vain ce merveilleux paysage sous mes pieds et l'extension toujours croissante
du lointain, ils étaient vains mes poumons gonflés par l'ivresse
du vol, tout est vain qui est créé, pensé et
remarqué par l'esprit humain alors que notre misérable corps est
plus misérable qu'un galet jeté sur la rive et qu'il porte en lui
le plus vil de tous les monstres, la mort ; il le porte en lui, il
l'emmène sur la mer, il le promène partout, il le baigne dans la
beauté et l'harmonie, il monte parmi les nuages
éthérés ce monstre odieux qui, mille mètres
au-dessus de la surface de la terre, nous souffle dans l'oreille : tu
seras plus loin de la surface de la terre quand tu n'en seras qu'à deux
mètres, mais en dessous. Prends
garde, on t'attend !
Wittmann,
cher Wittmann, nous n'avons pas volé, n'est-ce
pas, par indifférence à la mort ? Nous voulions la vie
très fort et nous croyions pouvoir l'arrêter sur son chemin,
pouvoir arrêter le Soleil stupéfait comme Josué sur
Le collègue Wittmann, casquette sur la tête, cigare à la
bouche, main sur la manette du moteur, réfléchit un instant.
"Allons, collègue laissons tout cela, ce ne sont que des racontars,
dépêchons-nous un peu, nous ne serons jamais prêts.
Los !" Le moteur grogne hargneusement, l'hélice tourne en
sifflant, l'herbe, cette chevelure verte, se dresse et flotte, la terre
furieuse se l'arrache. La machine s'élance, encore deux minutes et Wittmann flotte là-haut. Il a l'air de se retourner,
de me railler de ne pas m'avoir emmené, puis il disparaît
derrière les nuages.
Où est-il
passé ?
Le soir, une fois
les nuages dispersés, il allumera peut-être une lampe et je le
verrai loin, là-haut, un minuscule point lumineux. Mais il ne
redescendra plus.