Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
paterno[1]
Weisz (rentre du bureau et trouve sa
femme lisant le journal sur le canapé) : Minette.
Minouche. Mon petit lapin. Est-ce que ce déjeuner par lequel une scène doit
commencer pour réussir à devenir drôle est prêt ?
Madame Weisz (lit
son journal) : Fiche-moi la paix. Il n'y a rien.
Je n'ai rien préparé. J'étais nerveuse. Toute la matinée j'étais sur les nerfs.
J'avais une poussée hystérique. Tu sais bien que je suis hystérique.
Weisz : Tu n'es pas hystérique, mon
petit, tu n'as pas besoin de te diminuer. Tu es une petite Hisse Chérie
hongroise honnête, bien développée, parfaitement saine, les pieds sur terre,
agile primesautière. Hisse Chérie ! Qu'est-ce que c'est que ce
discours ? Pourquoi il n'y a pas de déjeuner, ma chérie, mon petit lapin
adoré, mon cœur, ma mignonne ? (Il la
caresse).
Madame :
Parce que je lisais. Je bouquinais.
Weisz
(la
caresse) : Que lisais-tu, mon petit
lapin tout petit, que lisais-tu donc, qu'est-ce que tu bouquinais, bouquignognotais ? (Il
la caresse)
Madame (le repousse nerveusement de la
main) : Mais, va-t’en, laisse-moi, je
déteste quand tu me lèches et tu me mords. Ô, ce Paterno !
Weisz : Qu'est-ce qu'il a ce Paterno ?
Madame :
Ô, ce Paterno ! ça, c'est un homme ! Ce qu'il a
fait ! Comment il a tué cette Trigona !
Comment il lui a pris tout son argent ! Comment il l'a tabassée !
Comment il l'a giflée, rouée de coups, cognée à la tête, battue à mort, secouée
pour lui extraire son argent ! Ô ! Ô ! Quel
homme ! Aïe ! Ouille !
Ah ! Hôhôhô ! He… he… he… (Sa salive coule et elle frétille
de plaisir).
Weisz
(tristement) :
C'est pour ça que tu ne m'as pas préparé de déjeuner, mon petit oiseau ?
Parce que tu bouquinais, tu as étudié toute la matinée, tu lisais le Paterno et la comtesse Trigona ?
Madame (en extase) :
Pour ça, pour ça !
Weisz
(tristement) :
C'est pour ça que je ne peux pas déjeuner aujourd'hui, parce que Paterno est un homme aussi galant et que ce Paterno te plaît tant ?
Madame (même jeu) :
Pour ça, pour ça !
Weisz
(tristement) :
C'est pour ça que tu as repoussé ma main quand je voulais te caresser, et je
voulais t'embrasser, et je voulais te prier de bien vouloir venir déjeuner avec
moi au restaurant, et je t'achèterais des violettes et des géraniums et je te
donnerais une sérénade à la flûte sous ta fenêtre ce soir ?
Madame (même jeu) :
Pour ça, pour ça ! Ô, ce Paterno !
Weisz
(tristement) :
Alors c'est pour ça ? Il n'y a plus que Paterno
pour te plaire, mon petit ? (Il la
gifle tristement) Qu'est-ce que tu veux que je fasse, tiens, c'est pour ton
Paterno, mon petit (il la cogne au cou tristement). Tiens, en voilà un autre pour ton Paterno, mon petit ! (Il lui frappe le nez tristement). Tiens, en voilà deux autres pour
ton Paterno, ça te fera en tout un quaterno. (Il lui
envoie un coup de pied dans le dos) Et maintenant, donne-moi vite dix couronnes,
ma douce Strigona, moi, je vais déjeuner.
Madame (lui donne dix couronnes, elle
râle et s'évanouit)
Weisz
(prend
les dix couronnes et court dans la rue. Arrive en face de lui la Grande
Princesse de Babolnay en automobile. Il la heurte et
la gifle) : Pardon. Je suis Paterno.
La Grande
Princesse(suffoquant de frayeur) :
Oh ! Oh, Paterno ! Oh ! Oh ! (Elle lui remet ses bijoux. Weisz court plus loin. La Grande Princesse le poursuit en
automobile comme au cinéma).
Weisz : Vivat, je suis Paterno. (Il gifle
toutes les femmes venant en face avec le cri "Je suis Paterno !".
Tout le monde fuit à toutes jambes. Grand attroupement. Les femmes courent à la
fenêtre en criant "Paterno ! Paterno !", elles courent vers lui, elles le
supplient à genoux tout en lui remettant leurs objets de valeurs, et elles
baisent la main de Weisz. Des mères agitent leurs
enfants et intentent des procès en divorces. Des vierges s'enfuient des
couvents et boivent de la soude caustique. Petit à petit tous les hommes se
cachent dans les rues latérales, sur le boulevard il ne reste que les femmes,
elles font la queue à genoux sur les deux côtés et lèvent les bras en
suppliant).
Cœur des femmes :
Paterno !
Paterno ! Aïe, aïe ! Ne nous fais pas de
mal, ô, Paterno !
Weisz
(Défile
au milieu et ramasse la monnaie) : Je suis Paterno !
Mária Darab (marchande du marché central. Elle
voit ce qui se passe, elle se plante au milieu de la chaussée et, les mains sur
les hanches, attend avec étonnement) : Qu'est-ce
qui se passe ?
Weisz
(arrive
à son niveau. Lève énergiquement la main) : Je suis Paterno !
Mária Darab : Hé, espèce de salaud !
Qu'est-ce qui se passe ? (Elle le
gifle de la main droite) Fils de ta putain de marraine ! (Elle lui donne un coup de pied au derrière)
Non mais des fois !
Weisz
(s'écroule
sans rien comprendre) : Aïe, aïe ! Je suis Paterno !
Mária Darab (Elle l'attrape par l'oreille,
elle le traîne jusqu'à un agent de police. Le policier dresse procès-verbal, et
Weisz se fera condamner à 15 jours de cachot pour
faux en écritures).
Fidibusz, le 28 juin 1912.