Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Mon
mollet gauche glisse tout à coup de mon couchage, ça me réveille. C'est le
fantassin Veres qui m'a donné un coup de pied en
dormant, mais il ne l'a pas fait exprès. Dans mon demi-sommeil je me permets de
préciser mon impression qu'il est déjà arrivé que le toucher d'un corps humain
m'ait fait un effet plus agréable : du point de vue de Freud et de
Krafft-Ebing[2],
je suis donc normal. Cela m'attriste profondément parce qu'aujourd'hui marche
forcée au programme et moi j'aurais voulu me porter pâle. Du coup évidemment ça
paraît plus difficile. Quelle heure il peut être ? Il ne fait même pas
jour. Il doit être vers les trois heures. Peut-être trois heures moins le
quart. Le Tagwache est encore loin. J'en profite pour
dormir.
Le caporal Kaczolay
ronfle. Le matin je demanderai au caporal Kaczolay de
me laisser chercher en bas un couvre-chef. Et là j'y resterai jusqu'à huit
heures.
Oh là là… ouah !
Ce serait tout de même pas mal de se faire porter pâle. Quel médecin-major sera
de garde aujourd'hui ? Il faudrait lui signaler quelque euh… un mal au
poumon. C'est vrai que j'ai mal au poumon. Quand je retiens ma respiration
comme ça, alors ici, oui c'est bien ici, Monsieur le Médecin chef, ici sous ma
troisième côte, j'ai mal. Si cela me fait très mal, Monsieur le médecin chef ?
Non, pas très mal, mais ça me fait un mal bizarre, Monsieur le médecin chef, ça
gargouille. Comme s'il y avait du sang là-dedans. D'ailleurs je m'aperçois que
ça ne fait pas mal que là, mais aussi aux alentours des reins… Si j'appuie très
fort, ça fait mal.
Ben, mon garçon, n'appuie pas,
alors ça passera. Effectivement, Monsieur le médecin chef, mais regardez là,
j'ai ici une tumeur sur le ventre. Dites donc, depuis quand vous avez ça ?
Je ne sais pas, Monsieur le médecin chef, hier je ne l'avais pas, Monsieur le
médecin chef, puis tout d'un coup j'ai commencé à avoir mal à l'épaule,
Monsieur le médecin chef, et j'ai craché du sang, Monsieur le médecin chef, et
je suis tombé dans les pommes, Monsieur le médecin chef, et alors ça a enflé
comme ça, Monsieur le médecin chef… Je ne sais pas d'où ça vient… J’aimerais
bien faire la marche mais je ne peux pas, Monsieur le médecin chef…
Dites donc, pourquoi vous ne
parlez pas plus fort, je vais vous faire ouvrir cette bouche, moi. Excusez,
Monsieur le médecin chef, j'ai mal aux cordes vocales, je ne peux pas plus
fort. Je vais remédier à votre mal, dites donc. Montrez-moi la gorge, soldat.
Petit voyou, bien sûr que vous ne pouvez pas parler si vous mettez une sourdine
à vos cordes vocales ! Je vais vous montrer, moi ! Faites : Do
dièse. Bien sûr, comme ça vous êtes incapable de dire Do dièse. Mais je vais
remonter cette corde vocale, moi. Aïe, Monsieur le médecin chef, c'est mon
oreille… Ah oui, c'est là-dessus qu'est attachée la corde vocale Ré, ça se
remonte comme ça, vous n'avez jamais vu de violon ?
S'il vous plaît, Monsieur me
médecin chef, s'il vous plaît, cher Krafft-Ebing, tiens, ce n'est que
maintenant que je vous aperçois, Monsieur le professeur… Alors dites-moi
franchement, soldat, qu'est-ce qui ne va pas ? Je vous le dis tout à fait
franchement, Monsieur le professeur médecin chef, la chose est qu'aujourd'hui
je ne peux pas participer à la marche. Ce matin, le fantassin Veres m'a donné un coup de pied en dormant et moi ça m'a
fait plaisir, j'en conclus que quelque chose ne tourne pas rond.
S'il vous plaît, Monsieur le médecin-major, der Mann kann heute nicht ausrucken, er ist psichopatologisch beanlangt. (L'homme
n'est pas en mesure aujourd'hui de faire une marche forcée, il a un don
psychopathologique.)
Monsieur le sergent, sachez-le,
vous aussi : cet homme ne peut pas aller à la marche aujourd'hui car dans
son pouls j'ai diagnostiqué un mal cérébral irrégulier. Donnez-lui du ricin et
couchez-le.
S'il vous plaît, capitaine, cet
homme a immédiatement besoin d'une permission, sur le champ, il souffre d'une
kleptomanie unilatérale. Il vole la moitié de tout avec sa main droite. C'est
une maladie fort dangereuse, et de toute façon il a en plus une tumeur, chez
lui. Eh, ôtez vos vêtements, soldat ! Vous avez vos vêtements
civils ? Mais vous ne pouvez pas partir comme ça, sans avoir aucune
ficelle ! Lieutenant, promouvez-le avant qu'il ne nous quitte pour
Auf !
A-u-u-au-au-ufff !
Dites donc, soldat, on tire-au-flanc
au plumard ?
Az Újság,
le 27 décembre 1913.