Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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LE COMTE NOIR

 

La première du "Comte noir" dont l’auteur s’est caché pour l’occasion derrière un pseudonyme, a eu lieu hier à la Scène du Bois, en présence d’un public choisi. Déjà un quart d’heure avant le début de la représentation le parterre est plein à craquer : la crème du Bois de la Ville s’y presse en des couleurs chatoyantes et les galeries observent avec intérêt les dernières créations de la mode. Tous les yeux se dirigent vers la loge dans laquelle apparaît à la montée du rideau le très populaire Dani Csörge, conférencier spirituel du cabaret À la Tatouée. Sa survenue est accueillie par d’allègres applaudissements. L’excellent humoriste porte sur lui un simple maillot rayé rouge avec un plastron bleu-ciel, son pantalon pied-de-poule est gris verdâtre, discrètement bouffant aux genoux. Ce genre de première a d’habitude une forte influence sur la mode. L’entrée de l’écuyère Skating Sister est suivie de chuchotements admiratifs.

La grande artiste surprend le public de la première avec une nouveauté de mode digne de Paris : elle porte sur la tête une sorte de corbeille de paille décorée d’un ruban. Cet article de mode osé que les Parisiens nomment chapeau, commence à gagner le cœur du monde féminin des dix mille élégantes du Bois. Oh, la mode ! L’actrice occupe modestement sa place au  premier rang du parterre, elle ne remarque même pas tous ces regards tournés vers elle, pourtant la jeunesse du poulailler arme son nez de lunettes rouges cadrées de noir chocolat pour mieux la voir. Tout est couleurs bariolées. Les roses pâles et les verts violets sont particulièrement bien représentés dans les fichus et les tabliers. Un groupe admire le devantier bordé de bleu de Mária Darab, populaire inspectrice d’art culinaire – elle occupe sa place en compagnie de Csobra, sergent-chef de la cour impériale et royale. L’aviation est représentée par Dénes Bicskás, capitaine en second d’un carrousel de foire, il salue le public présent. Du côté de la presse, on reconnaît Angel Rosé de Masure de Perle, auteur populaire de chansons et président de la corporation des fabricants d’empeignes, non loin de József Csirbik, directeur des aiguillages de la Régie des Tramways Urbains et le directeur de la Banque Commerciale. Bref, pas une seule dame du tout Liget, des élégants immeubles des Boulevard Aréna et Hermina, aucune ne reste sans ticket : la soirée promet d’être décidément la première la plus intéressante de la saison.

Voilà pour le public.

Le héros de la pièce est le baron Tchataldsa, le comte noir, que toute la contrée reconnaît à sa fausse barbe noire et on le craint. Le premier acte se joue dans son château forteresse du Mont Rocher, où le comte s’est retiré pour ses débauches. Il a prévu d’organiser le soir même une orgie de grand luxe, pour douze personnes. Le comte donne ses ordres concernant le luxe à son domestique, le fidèle Ivan, puis il s’enferme dans la salle de débauches, pour s’y débaucher. Le fidèle domestique aménage un petit local servant de scène, et de ses soliloques nous apprenons que cette pièce que nous voyons sur la scène n’est qu’un petit débarras délabré du château, et que derrière les coulisses se trouvent d’immenses salles autrement adaptées pour la débauche, aménagées déjà avec infiniment plus de luxe.

Apparaît alors Emerencia Aloïsia, une simple bonne, dont nous apprenons qu’elle s’est depuis longtemps fiancée avec Ivan, le simple domestique, qui ne voulait l’aimer qu’en secret, mais, semble-t-il, cet engagement devra paraître au grand jour. Aloïsia avoue que dans son rêve elle a vu un cœur percé par un poignard. Ivan a de mauvais pressentiments et dévoile que le comte noir, son maître, déflore chaque jour une nouvelle jeune fille du village que des secrétaires d’État masqués enlèvent et lui montent au château. Alors Ivan partira mais non sans demander d’abord une photo d’Aloïsia. Aloïsia reste seule et raconte que dans son sommeil elle a vu trois comtes qui pêchaient dans une barque, sur quoi elle s’est retirée dans un couvent, mais un des comtes l’a sauvée.

Alors entre le comte noir, qui dès l’embrasure de la porte a jeté son dévolu sur la simple petite bonne. Aloïsia défend désespérément son honneur, et elle dit qu’elle n’est qu’une pauvre orpheline, et si Gyula va à la guerre, elle s’habillera en deuil noir, dans ce cas on devra graver sur la tombe : Ci gît une pauvre malheureuse. Le comte pousse un rire sardonique, se tourne vers le public et dit que quoi qu’il arrive, ce soir même il veut forcer une jeune fille à l’aimer, et que cette brune aux yeux noirs ferait parfaitement l’affaire. Aloïsia reproche au comte sa cruauté. Celui-ci se fait pensif, et dévoile en quelques mots négligemment jetés qu’un jour il a aimé une blonde d’un amour sincère, mais cette dernière fut infidèle et volage, et depuis lors le comte noir se venge contre les jeunes filles, il les séduit toutes pour oublier la perfide. À l’inaperçu le comte essuie une larme dans ses yeux, puis éclate d’un rire sardonique et entraîne l’innocente derrière lui.

Mais Ivan revient et apprend tout.

Il se résout à une terrible vengeance, et à cette fin il découvre qu’Aloïsia n’est autre que la propre sœur du comte noir. – Gare à toi, comte noir ! Je vais te couper le sifflet, toi la cause de la perfidie de ma fiancée infidèle qui, bien qu’innocente et aimante, m’a bousculé dans la profondeur de la tombe ! – crie le domestique malheureux, et le rideau tombe.

Le deuxième acte se joue à Paris, dans la catacombe luxueusement agencée du comte noir, où il a emmené la simple petite bonne qu’il éduque et en fait une véritable comtesse. Arrive alors Ivan, que la fière Aloïsia fait chasser par ses chiens du grenier du palais où se joue la scène. Ivan exécute alors son épouvantable vengeance, et il dévoile tout au comte noir qui dans son désespoir décide d’entreprendre de se suicider et n’hésite pas à mettre en œuvre cette expérience en enfonçant de la soude caustique dans son cœur, tout en criant « Adieu, mon cruel amour ! », après avoir légué toute sa fortune à Aloïsia. Aloïsia a le cœur brisé quand Ivan abandonne l’infidèle en ricanant, pour aller en Amérique commencer une nouvelle vie.

Une pièce à rebondissements – c’est le plus important du point de vue dramaturgique.

Il est indéniable que l’auteur a largement subi l’influence de Bernstein, mais il a non moins été inspiré également par les tragédies grecques. L’arrière-plan symbolique apparaissant dans les rêves est caractéristique de la vision du monde psychanalytique freudienne de l’auteur : il n’y a guère de créations dans la littérature dramatique moderne, que les nouvelles théories du grand professeur viennois n’auraient pas influencées. Par endroits c’est de façon tout à fait claire que la pièce fait allusion à la thèse de base du freudisme, par exemple lorsque le comte noir tire un billet dans laquelle il apprend qu’une belle brune pense à lui. Les symptômes incestueux sont également caractéristiques. Le thème que ce jeune auteur courageux monte sur scène est lui aussi moderne, je pourrais dire ultramoderne, peut-être un peu trop téméraire, mais impossible de nier qu’il jette la lumière sur les profondeurs de la vie et apporte un dessin plastique attachant des passions de l’homme nerveux contemporain. Les personnages sont excellents : par quelques traits de plume il dépeint l’authentique aristocrate, et oppose la vie de celui-ci à celle de l’homme simple.

Les comédiens, au bon niveau habituel, donnent la meilleure part d’eux-mêmes, ceci vaut tout particulièrement pour l’acteur convaincant qui incarne le comte noir, et dont le nom a malheureusement, par une malencontreuse faute de la presse échappé à l’affiche.

La mise en scène est sans reproche, les décors représentent fidèlement les commodités simples du château.

Le public a bruyamment réclamé l’auteur qui est bien apparu à la fin de la représentation et pour quelques-unes de ces dames il a procuré bien du plaisir en acceptant leur invitation, mais seulement dans les meilleures maisons.

 

            A Hét, 12 juillet 1914.

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