Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

Souvenir de Budapest

 

LEÇON DE NATATION

 

Le Maître-nageur : C’est pien, c’est pien. Pien sûr, les tix premières leçons à quatre couronnes chacune, après teux couronnes. Après trente leçons fous nacherez comme un rossignol. Faites-moi confiance.

L’Élève (timide, en slip de bain) : Ben…On commence tout de suite ?

Le Maître : Calmos. Il ne faut pas afoir peur. Il n’y a pas te souci. (Il accroche une lame de cuir à la ceinture de l’élève.)

L’Élève (regarde l’eau angoissé, il s’encourage) : Il ne faut pas avoir peur, n’est-ce pas… Il n’y a pas de souci… Il faut y aller, n’est-ce pas…

Le Maître (pose une selle sur le dos de l’élève, et un mors dans sa bouche) : Toucement… l’important c’est te touchours faire tes prasses afec les champes… alors il n’y a pas te souci…

L’Élève (fait ses brasses en l’air) : N’est-ce pas… faire des brasses avec les jambes… avec courage… alors il n’y a pas de souci…

Le Maître (attache les talons de l’élève par l’arrière, il lui colle les orteils avec de la gomme, lui passe une camisole de force) : Chamais cesser te respirer afec les poumons… Comme ça… expirez maintenant… Le principal est te respirer…

L’Élève (respire à grands coups et fait ses brasses) : N’est-ce pas… il faut toujours respirer… et faire des brasses avec les jambes… et faire des brasses avec les poumons… et respirer… alors il ne peut pas y avoir de souci, n’est-ce pas…

Le Maître : Foilà, foilà, courache

L’Élève (angoissé) : Attendez… comment vous avez dit… faire des brasses avec les poumons… respirer avec les jambes… euh… attendez… j’y vais, il faut encore que je respire…

Le Maître : C’est ça, c’est ça, allez-y !

L’Élève (prend une aussi grande respiration que le ballon du Zeppelin pendant le gonflage) : Bon, j’y vais. (Il prend encore une respiration.) Bon, maintenant je vais entrer dans l’eau.

Le Maître : Tans l’eau, pien sûr. Comme ça. (Il le traîne par le mors.)

L’Élève : Hé… euh…dites donc, ne me tirez pas j’y vais tout seul… C’est là que je dois entrer, dans l’eau ?... Hé… euh… Maître… attendez un peu, que je respire… (Il regarde l’eau de biais, avec les yeux de quelqu’un qui découvre avec surprise que certains éléments peuvent se trouver à l’état liquide.) Holà !... (Il avale autant d’air qui pourrait lui permettre de faire un séjour de deux mois au fond de l’Océan Atlantique.)

Le Maître : Pon, alors, nous n’avons pas le temps. (Il tire un coup sur la lame de cuir.)

(L’élève tombe dans l’eau par la tête. Le sentiment du premier instant est plutôt compliqué. Sa première idée est qu’il est la victime d’une bande de malfaiteurs qui, faisant confiance à sa crédulité, a comploté contre lui, et maintenant ils commencent son exécution. Un des membres de cette bande de malfaiteurs, le vieux Maître-nageur n’a pas hésité à le sacrifier à l’eau sans l’avoir prévenu, sans lui avoir dit que cette matière bizarre n’est pas un ami de confiance, mais plutôt un méchant séducteur qui fuit sous ses pieds quand il veut marcher dessus. Il décide ensuite que dès sa sortie dans l’air il appellera à l’aide. Il finit par constater qu’il vaut mieux avaler.)

Le Maître (hurle) : Comme ça !... Allonchez les champes maintenant…Les bras sous le fentre… pour teux prassées… Une… teux… Une… teux

L’Élève (gigote des jambes comme un pendu)

Le Maître : Refermez les champes !... Écartez les pras

L’Élève (grelottant) : Oui, Monsieur. (Pris de peur il attrape ses jambes avec ses mains.)

Le Maître : Lâchez les champes !... Une…

L’Élève (bois la tasse) : Oui Monsieur. (Il enfonce la tête sous l’eau, ses jambes gigotent en l’air.)

Le Maître : C’est très pien… Une…

L’Élève (sous l’effet de la louange, il aimerait péniblement rire niaisement, bois de nouveau une tasse.)

Le Maître : Les champes écartées… tou…ce… ment… Une…

L’Élève (fait trois nœuds avec ses jambes comme pour les tresser, il se cache la tête sous l’aisselle, et il boit comme un sonneur. Seules ses oreilles bougent.)

Le Maître : Comme… ça… Tou… ce…ment… une…

L’Élève (se met à gigoter dans sa grande frayeur, ses attaches se rompent, il ne remarque pas que ses jambes se sont libérées) : Je nage !

Le Maître : Toucementtoucement… Pas si fite. (Il s’aperçoit, paniqué, que l’élève s’est libéré les jambes, donc qu’il va se rendre compte qu’on peut nager sans être attaché, donc il ne prendra plus de leçons.) Halte ! Arrêtez-fous ! fous allez fous noyer !

L’Élève (nage)

Le Maître (essaye de le rattraper, mais il tombe dans l’eau.) : Au secours ! Au secours ! (Il se noie.)

L’Élève (nage jusqu’à la Mer Noire.) 

 

Az Újság, 29 mai 1913.

Article suivant paru dans Az Újság