Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Lettre du Balaton
CLAIR DE LUNE
Ces temps-ci il y a un clair de lune
au-dessus du Balaton, je suis quand même allé canoter à neuf heures du soir
avec Monsieur Praktiker, Madame, Birike
et Karcsi Zierner, qui est
le demi-arrière du club de foot du Balaton. J’y suis allé au clair de lune,
parce que je ne suis qu’un pauvre humoriste, néanmoins je peux aussi avoir des
sentiments, et c’est tout de même une grande eau ancienne sur laquelle on peut
réfléchir sur son ancienneté, et il y a les étoiles et il y a la lune :
bref je vous demande pardon, on a tout de même besoin d’un peu d’ambiance. Ce
n’est pas au lecteur budapestois que j’explique cela mais à Madame et à Birike qui, quand je me suis présenté à elles, à neuf
heures, sur l’eau frémissante du Balaton au clair de lune dans un canot qui
flottait sous le ciel infini et au-dessus de l’onde qui s’apaisait vers
l’infini, elles pouffèrent, et furent très heureuses de me rencontrer, depuis
trois ans déjà elles espéraient faire ma connaissance, un jour trois ans plus
tôt elles avaient failli mourir de rire en lisant un article humoristique que
j’avais écrit, alors là, il était génial, je dois m’en souvenir, dirent-elles,
et sur-le-champ elles m’ont récité l’article. En effet, je m’en souvenais, il
avait paru trois ans plus tôt et effectivement ce n’est pas moi qui l’avais
écrit, mais Vulpes.
Et pendant que les rames trempaient dans le
liquide argent et clapotaient rythmiquement dans la soie, Madame et Birike réitérèrent plusieurs fois victorieusement les
passages les plus marquants de cet article et elles gloussaient comme si leurs
oreilles l’entendaient pour la première fois de leur bouche et elles
m’envoyaient des œillades encourageantes, pleines d’attentes : quand
est-ce que je dirai encore des choses aussi drôles qu’il y a trois ans. J’ai
poliment souri et je me suis mis à parler du Balaton. Je leur ai dit à quel
point il était bleu et à quel point il était noir, et que des monstres et des
fées se tapissaient dans son silence volumineux, et que la nuit pouvait receler
des miracles qui un jour, ou plutôt une nuit éclateraient, et même s’ils n’ont
pas éclaté dans les huit mille dernières années ils éclateront peut-être
justement cette nuit, et la lune paraît propice. Madame et Birike
m’écoutaient dans une tension insupportable, et déjà elles rigolaient à
l’avance de la farce que je concoctais certainement. Mais comme la chute
tardait, tardait, Monsieur Praktiker reprit la
parole. Il remarqua que le Balaton était effectivement une eau merveilleuse, il
me donnait complètement raison, il devait y avoir une substance bizarre dans
cette eau, en tout cas il est certain que ce n’est pas une eau comme les
autres ; lui par exemple, il avait souffert pendant cinq ans d’un cor au
pied qui ne voulait pas passer. Il l’avait promené à la Mer du Nord, au Lido en
été, à Sandgaten aussi, c’est une ville d’eau chez
les Anglais. Mais ni les fraîches eaux du Nord, ni l’Océan Atlantique n’avaient
résorbé le cor au pied de Monsieur Praktiker. Et
maintenant, dans cette nuit de clair de lune, chuchotant comme un zéphyr,
Monsieur Praktiker avoua que ce Balaton, cette eau
miraculeuse, elle, avait complètement dissous son cor
au pied… dissous… et l’écho de Tihany s’était réjoui de lui renvoyer dans la
nuit : « dissous… dissous… ce cor au pied rougi de sang
héroïque… »
Ces dames écoutaient rêveusement, et moi je
me mis à leur relater la légende de la Csobánc et les
secrets de la légende de Keszthely. Arrivé là, Karcsi
Zierner se ranima, surtout ne dites pas de mal des
gens de Keszthely, dit-il, depuis que nous avons battu la semaine dernière
l’équipe championne comme jamais avant. Même Rumboldt,
le célèbre avant-centre de Pest a dit : ça alors, ils étaient franchement
costauds les gars de Keszthely. Ça en a fait du chambard, on en est même venu
aux mains, brusquement apparut un gars épouvantable, il a dribblé le ballon sur
toute la longueur du terrain. Mais lui, je veux dire Karcsi
Zierner, lui a administré un coup de pied, il est
vrai que l’arbitre l’a sifflé. Croyez-moi, il y en a qui n’hésitent pas à
frapper, c’est assez vilain, ils devraient prendre des leçons chez les pros, et
le passe avec la tête, c’est pour les chiens ? On ne peut pas sauter
par-dessus la balle, ce n’est pas du saut en hauteur : on lui a même fait
un bleu au genou, grave – bien sûr, il avait vachement cogné son genou dans le
nez d’un gars.
Pendant que nos cœurs réjouissaient
là-dessus, notre canot filait près du môle. Un petit banc y était installé à
l’ombre des roseaux qui craquaient doucement, et sur ce banc, soudés en un,
arrosés du pur clair de la lune, un jeune couple s’étreignait. Oh, regardez,
dis-je, comment en une nuit comme la nôtre on comprend tout ce qui de plein
jour est banal et stupide, sous le visage fantôme chuintant de la lune qui, les
yeux fermés et la bouche ouverte, renvoie le feu ardent du soleil, comme si
c’était les chandelles d’un catafalque. Madame alors m’a demandé de ne pas lui
faire peur parce qu’elle rêvera encore d’un Tsigane cambrioleur, comme cette
nuit où elle a rêvé que le garçon d’étage, ce joli petit blond, est entré dans
sa chambre et a voulu la poignarder avec un grand couteau. Mais elle a crié
pour appeler son mari, Monsieur Praktiker, qui n’a
pas tardé à venir, il a voulu fesser le garçon d’étage, mais celui-ci lui a
lancé un porte-brosse à la tête, celui qui est brodé, qu’ils avaient acheté pour cinq couronnes.
Je me suis tu et j’ai levé la tête pour
voir la lune. Et j’ai compris qu’en réalité la lune ne ressemble pas à un
visage fantomatique mais à un ballon de football qui aurait trop roulé et cela
lui aurait donné un tas de cors aux pieds, et maintenant il s’enfonce dans le
Balaton et va s’y laver pour cinq couronnes.
Az Újság, 14 août 1913