Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

afficher le texte en hongrois

je connais enfin les vendanges !

Évoé, Bacchus ! – Évoé, dis-je, voici octobre et les enivrantes vendanges. Évoé. Je connais enfin les vendanges, dis-je à mon cœur – et je boirai l'enivrant vin de Thamor. Je vendangerai, ô filles de Corinthe, et je boirai le miel de l'Hymette sur les plateaux de Hiblaya. Évoé ! Évoé, je suis curieux de savoir comment on fait le vin, je ne l'ai jamais vu faire, évoé.

 

L'intendante de mes propriétés sises au coin de la rue Dohány, Mária Darab, m'attendait déjà auprès de la voiture.

- Évoé ! Comment est la vendange ?

- Un quart de kilo, jeune maître, dit Mária Darab.

J'ai récolté tout le quart de kilo et je l'ai apporté dans un papier à la maison dans cette chaufferie désaffectée qui me sert actuellement de domicile. Tout ce que j'ai appris en cours moyen m'est alors revenu à l'esprit sur  la façon de fabriquer le vin au temps de Sándor Kisfaludy[1]. Évoé, j'ai placé toute la récolte dans un bol et je l'ai pressée.

Évoé. Un jus jaune en est sorti, légèrement répugnant, évoé.

- C'est le moût, ai-je babillé, tout ému.

Et j'ai immédiatement pensé au joli poème dans lequel le moût bouillonne. J'ai tout de suite mis le moût à bouillir, je suis resté debout à côté, et je fermentais. Évoé, ça sentait très mauvais, cette cochonnerie, évoé, filles de l'Hymette.

Dix jours plus tard nous avons trinqué. Dans l'ivresse j'ai porté mon bol à mes lèvres, j’ai crié évoé, et j'ai descendu le breuvage brûlant de la coupe, évoé.

Évoé, je me suis traîné en gémissant chez le marchand de vin et je lui ai dit : Donne-moi un verre bien plein ! Je l'ai bu et j'allais mieux. Alors j'ai dit :

- Évoé, dis-moi une bonne fois : comment tu vendanges, Bacchus ?

Il a souri, il m'a pris par la main. Il m'a conduit dans sa cave, évoé. Et les riches grappes étaient chargées d'épaisses couches de peinture à l'aniline et d'esprit souriant et de glycérine mielleuse et de sucre de plomb, et il vendangeait du sucre de plomb et de la gomme arabique et de la ficelle et de l'esprit-de-vin et de l'eau. Évoé !

Évoé Bacchus ! Maintenant je connais enfin les vendanges.

 

A Nap, 11 octobre 1911.

Article suivant paru dans A Nap



[1] Sándor Kisfaludy (1772-1844). Poète lyrique.