Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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Un homme plein de joie de vivre

 

(Observations du monsieur qui se promène)

 

Je ne suis pas de très bonne humeur – c'est facile à comprendre, n'est-ce pas ?

J'ai toujours admiré les gens qui sont pleins de joie de vivre.

Hier j'ai vu un homme plein de joie de vivre.

Un homme totalement plein le suis assis au café, en haut, sur la terrasse ; à l'autre bout de cette terrasse les tables et les chaises, surtout les chaises, se perdent dans l'ombre. Je suis assis et je rêvasse. C'est alors qu'apparaît l'homme plein de joie de vivre.

Il avance depuis le fond de la salle. Il marche à pas légers et souples ; ses pas disent :

- Pourquoi ne serais-je pas plein de joie de vivre ? Pourquoi ne marcherais-je pas à pas souples ? Tout est beau et tout va bien. Le soleil brille. Je me sens léger et allègre. J'ai d'excellentes chaussures souples et agréables. Au diable les rêvasseurs et les amers.

Il poursuit son chemin, il passe près d'une table à laquelle est assise une belle femme jeune, une belle femme jeune que je fixe depuis deux heures sans oser l'aborder. L'homme plein de joie de vivre passe à côté de sa table et pose un regard souriant et coquet sur la belle. Son regard dit :

- Pourquoi ne regarderais-je pas cette belle femme ? Moi, je peux regarder cette belle femme. Je suis un jeune homme plaisant, de belle apparence. J'ai un visage ovale agréable, je m'habille avec goût. On sent dans mon regard que je suis un homme sûr de lui et circonspect, que toutes mes pensées obéissent à ma volonté et que je considère les plus grandes forces motrices de la vie – amour, péché, désirs – avec supériorité. Et voici la femme qui a esquissé un sourire, elle a immédiatement senti qu'elle avait affaire à un homme supérieur, à un bon vivant, pour ainsi dire assis sur le sommet de la Grande Vie comme dirait Endre Ady[1]. De la vie qui enfle et de la supériorité allègre : oui, c'est ce qui convient aux femmes ! Regardez-la qui sourit ! Elle se sent obligée de mettre la main devant la bouche tellement elle sourit. Toutes les femmes sourient quand je passe devant elles. Bon, bon, là je m'en vais, mais je reviendrai dans cinq minutes, je m'assoirai à côté d'elle et je lui dirai : Madame, je vous veux. Je te veux, je sais pourquoi tu souris, Ève éternelle. Au diable les rêvasseurs et les pleurnichards.

Pendant ce temps l'homme plein de joie de vivre est passé à pas souples près de la table et a maintenant atteint ma table. Il me regarde, il me toise avec ironie et son regard me dit :

- Pauvre bougre. Pourquoi restes-tu assis comme ça, triste comme un éteignoir ? Tu vois, quand je passe, moi, auprès d'une femme, elle me sourit. J'ai traversé cette terrasse à l'instant, j'ai récolté des sourires partout. C'est parce que de moi émanent l'optimisme et la joie de vivre, je suis plein de joie de vivre. Tout le monde sourit, je ne comprends même pas, tout le monde sourit aujourd'hui, c'est presque trop. Pauvre de toi, pauvre bougre.

Maintenant l'homme plein de joie de vivre est passé devant ma table. Je l'ai tristement suivi du regard et j'ai enfin compris pourquoi tout le monde sourit précisément aujourd'hui.

En effet, dans son dos, sous sa veste, ses bretelles flottaient souplement, elles descendaient jusqu'à terre, ses bretelles, il avait oublié de les passer par-devant et de les boutonner.

 

A Nap, 11 octobre 1911.

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[1] Endre Ady (1877-1919). Poète hongrois.