Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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j’ai donnÉ une lecture À la scala[1]

 Cher Nádas, c’était une vieille ambition pour moi, vois-tu, de donner un jour une lecture à la Scala, à ce fameux bureau d’organisation de concerts. J’avoue que j’attends depuis des années que la Scala m’invite enfin à donner une lecture, parfois, à table, je me raclais discrètement la gorge pour qu’elle me remarque, et parfois en passant devant leur boutique je fredonnais puissamment, je me déhanchais et je clignais de l’œil pour attirer son attention. Inutile de dire que lorsqu’il y a quelques semaines la Scala m’a fait dire qu’elle désirait me parler parce qu’elle organisait quelque chose comme un "Théâtre des Écrivains" où je pourrais aussi donner une lecture, mon cœur s’est mis à palpiter. Il s’est mis à palpiter, et si j’ai quand même répondu au message que je n’avais pas envie d’y donner une lecture, je l’ai fait uniquement par coquetterie, par bouderie, parce qu’elle s’était fait trop longtemps attendre. Apparemment la Scala ne l’a pas compris, parce qu’à partir de ce jour elle a eu l’air d’y tenir à ma lecture, jour après jour un monsieur, un intermédiaire, revenait me voir pour me cuisiner, pour affirmer que je devais absolument donner cette lecture, car sans moi la soirée ne vaudrait rien, et j’étais prévu comme le point d’orgue du programme, et si je ne donnais pas cette lecture, il n’y aurait pas de roman et tous les autres perdraient leur chance d’y donner une lecture. La cruelle Scala me titillait par la vanité, et moi je suis tombé dans le panneau et j’ai cédé comme tant d’autres évaporés, et j’ai promis à la Scala de donner cette lecture, pour tant et tant. Alors la Scala s’est tranquillisée et s’est mise à faire de la publicité. Au jour de la lecture je me suis rendu à l’Académie de Musique pour regarder où ça en était. J’ai trouvé une salle aux trois quarts pleine, je me suis dit, oh, la Scala ne va pas être contente, elle a dû compter sur une salle archipleine, il ne lui restera pas beaucoup de bénéfice une fois qu’elle m’aura payé. J’ai pénétré dans le local des artistes, et alors un jeune homme blond de la Scala est entré et il m’a fait signer une sorte de programme. J’ignore pourquoi mais dès ce moment j’ai été pris de soupçons en voyant la gaîté et la bonne humeur de ce jeune homme. J’ai repensé à ce pharmacien avec lequel j’ai joué un jour aux cartes et j’ai gagné tout le temps, et de la première jusqu’à la septième partie sa nervosité et sa colère ne cessaient de monter, mais lorsque j’ai aussi gagné la huitième partie, son visage s’est brusquement éclairé, il a été pris d’une douceur angélique, j’ai appris plus tard que c’est à cette huitième partie qu’il avait décidé de ne pas me payer un sou. Apparemment c’est ce souvenir qui frissonnait au fond de mon inconscient, parce que quand est arrivé mon tour de donner la lecture, j’ai pris le blond à part et je l’ai prié de bien vouloir régler mes honoraires. Le blond s’est vexé et à dit, indigné : cher Maître, qu’est-ce qui vous prend, tout de même, une entreprise aussi prestigieuse et solide que la Scala ! Ils sont en train de mettre les honoraires dans des enveloppes, et nous vous les remettrons après les lectures. Je me suis senti honteux, je suis vite entré dans la salle pour donner ma lecture. À l’issue de la lecture j’ai encore eu quelque chose à faire à l’étage, et le temps de redescendre, je n’ai plus trouvé âme qui vive, tout le monde était parti, ce qui m’a fortement étonné, car sans fausse modestie la Scala m’avait toujours traité avec tant d’admiration que je m’étais imaginé qu’après cette lecture ils m’emmèneraient à un banquet en calèche à quatre chevaux, ou qu’ils détacheraient les chevaux et qu’ils me porteraient sur leurs épaules. Je suis rentré à la maison à pied et j’ai demandé au concierge si quelqu’un avait apporté un paquet contenant de l’argent pour moi, mais le concierge n’était au courant de rien. J’ai ensuite attendu trois jours, mais rien ne s’est passé. Le troisième jour au matin j’ai commencé à trouver cela bizarre, j’ai téléphoné à la Scala où une voix m’a répondu, la personne a prétendu d’abord être le directeur, mais quand j’ai dit mon nom elle a dit qu’elle n’était qu’appariteur et ignorait tout. (J’ai appris plus tard qu’il racontait cette histoire à d’autres comme une bonne blague, et qu’il m’a bien eu.) Le lendemain en revanche j’ai reçu un décompte de la Scala où j’ai lu que la Scala a encaissé six mille couronnes pour ma lecture, mais avait dépensé huit mille en frais de publicité, de comptabilité, frais bancaires, frais de transfert, frais administratifs, taxes, réparation de chaufferie, taille de cristaux, dissection paysagère, et dépenses sur recettes encore dix mille : au bas de ce décompte, sous une ligne fine et élégante, un solde signalait au fillér près le montant des frais causés par ma lecture. Je m’en suis franchement désolé et ce matin j’ai retéléphoné à la Scala. Cette fois le directeur m’a franchement avoué qu’il était le secrétaire. J’ai exprimé humblement mes regrets de leur avoir causé tant d’ennuis, et je lui ai demandé si, en tant que pauvre, je pourrais bénéficier d’un remboursement à tempérament de leur déficit. Il faut reconnaître qu’il a eu une attitude généreuse, il a déclaré que ce n’était pas urgent. Alors j’ai aussi répondu que je ne voulais pas les offenser avec de l’argent, je pourrais peut-être les rembourser avec du travail, je pourrais écrire un article publicitaire sur la Scala, une petite étude sur l’importance culturelle de la Scala, soit dans Nyugat, soit dans Pesti Futár. Cette idée a beaucoup plu à monsieur le directeur, il était enthousiaste, il a dit que c’était une bonne idée, mais avant il fallait nous rencontrer, il me donnerait des instructions, me fournirait des données. Je suppose qu’il a songé à revoir aussi mon manuscrit pour le style. Il m’a fait promettre d’écrire mon texte rapidement et a pris gracieusement congé.

Alors je l’ai écrit. Je te pris, mon cher Nádas, paye-moi quelque chose pour le présent article si ça ne charge pas trop ton journal, pour que je puisse commencer à rembourser à la Scala les pertes que je lui ai causées – j’ai écrit la présente étude non par intérêt mais par conviction enthousiaste. Et quand tu auras un moment, dis-moi s’il te plaît à l’oreille que diable peut bien être cette Scala, comment s’appellent le directeur, le secrétaire et l’appariteur, car je n’en ai pas la moindre idée.

Cordiales salutations

Frigyes Karinthy

 

Pesti Futár, 23 janvier 1920.

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[1] Il s’agit d’une agence de spectacles.