Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
hÉdonisme velu
…piscine, plage.
Oui, ce soleil
brûlant, ces eaux bleues, ces montagnes lointaines perdues dans la brume, avec
un monastère oublié au sommet… Il y a indubitablement dans ce cadre une sorte
de charme hellénique.
C’est surtout l’âme que Taine fait issir de
l’environnement, contrairement à l’excellent Darwin qui, avec plus de modestie
mais par là même plus de succès, se contente plutôt de démontrer que si la
girafe s’est fait pousser un si long cou, c’est parce que dans sa patrie
préférée on a installé trop haut les feuilles de palmier ; le brillant
Taine penserait avoir récolté une glorieuse victoire contre son âpre adversaire
s’il était allongé ici à mes côtés, dans le sable chaud, et si nous écoutions
ensemble les conversations des autres oisifs. Car, la main est peut-être celle
de Esaü, mais la voix est certainement celle de Jacob ; ou plutôt pas
celle de Jacob, c’est la philosophie païenne d’Ovidius
Naso qui flotte dans l’air. Qu’est devenu, où a-t-il
fui ce rayonnement dense, le romantisme pâlot d’une époque valétudinaire –
folie sacrée de la langueur inextinguible d’un amour rêvassant sur le bord du
lac, frissonnement virginal dissimulé dans le brouillard des épithètes, images,
métaphores, poésies bégayantes ? À quoi servent, métaphores, images, sens
figuré à celui qui appelle un chat un chat, qui appelle par son nom même la
porte bénie et heureuse à travers laquelle il a reçu la lumière du jour !
Non, Monsieur le Rédacteur, n’attendez même plus désormais le doux humour de la
chronique dans laquelle vous évoquerez le doux comique du réveil du
printemps ; l’adolescente brunette et le lycéen étalés ici près de moi ne
volent plus désormais leur vocabulaire à des romans lus en secret – ces braves
jeunes gens ne lisent plus de romans même en secret ; tout au plus des
journaux, romans du temps présent, dont le héros n’est pas le mirage filtré des
rayons séléniques mais la réalité nue ; cette réalité se trouve ici, tout
près, grandeur nature. La jeune fille est en train d’expliquer au garçon que ce
maillot mince, blond, vous voyez, là-bas, la troisième, celle qui vient de
regarder par ici, c’est
Son corps est bien fait… ses chevilles sont
un peu épaisses… des épaules frêles… la mode… Tais-toi, naturaliste imbécile,
ne comprends-tu pas que ces mots ouverts et courageux sont nés au nom du noble
culte hellénique du corps. C’est un esprit ouvert, courageux, libre – ce
lycéen, âme hédoniste, est le
porte-drapeau de la beauté et de la force ; va-t’en, pudeur blottie dans
le noir, abri des laids et des dégénérés : on n’a pas besoin de toi ici,
car ici c’est le royaume de la Beauté et de la Force…
C’est-à-dire… il y a quand même quelque
chose qui cloche. Car ce lycéen ne s’est pas éveillé tout seul au royaume de la
Beauté et de la Force, il ne les a pas découverts sur l’inspiration de son
instinct jubilatoire. Il a des enseignants et des maîtres, c’est d’eux qu’il
les tient : je les reconnais à leur style. Et ces enseignants et ces
maîtres se trouvent ici autour de lui, ce sont eux, c’est l’Esprit de la Plage,
c’est l’Esprit de la Ville, l’Esprit du Monde, l’Esprit du Temps – avec son
jazz-band, son théâtre nègre, son rien et son rien, dans toute l’Europe, dans
le monde entier – c’est l’esprit hédoniste qui méprise la stupide Imagination
et la renvoie dans le brouillard des profondeurs, l’Imagination dont il sait
désormais que ce n’était que rêvasseries – à quoi lui sert la Pensée (ô, divin
Wilde !) qui "dessine des rides au front et rend la peau
flasque" alors que la Réalité est ici – à quoi lui sert le Songe alors
qu’ici est l’état de veille ; à quoi lui sert l’âme ? – le corps est
ici
Je m’assois, je fronce les sourcils. Sous
le vaste ciel de Hellas renaissant je crois voir
l’Athlète nu de Hellas, l’Alcibiade blanc et la
souriante et nue Héra.
Je regarde autour de moi, je cligne des
yeux. Mes yeux seraient-ils frappés d’éblouissement ? Où suis-je
tombé ?
Dans la lumière crue du soleil le
fourmillement de femelles maigres, épilées, bronzées foncé, aux chevilles
minces, au cou de poulet, et de mâles abdominaux, velus des pieds à la tête.
Les admirateurs de la nudité grecque,
curieusement, ne sont pas représentatifs de la nudité grecque – les prosélytes
de la beauté sont généralement très laids ; le Corps pour lequel ils ont
sacrifié l’Âme a perdu au change : cet hédonisme velu a fait une mauvaise
affaire ; me tromperais-je ?
Oui ! Attends un peu, la fanfare vient
de lancer la nouvelle marche du temps, des trompettes claironnent à qui veut
les entendre :
« Pour de l’argent… seulement pour de
l’argent… pas pour des prunes… »
L’échange n’était pas gratuit en effet. On
est perdant.
Pesti Napló, 23 août 1925.