Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
chef de famille en
e
m’appelle Benő Nimportequi.
Mon métier est par exemple commerçant. Je pourrais aussi me qualifier d’artisan
car ce que je vends, c’est moi qui le fabrique ; pourtant je suis avant
tout commerçant car ce que je fabrique est plus difficile à vendre qu’à
fabriquer, j’ai par conséquent davantage développé mes capacités commerciales.
Peu importe – je voulais surtout souligner
mon appartenance à la classe moyenne. Je suis issu d’une famille bourgeoise
modeste mais de mœurs sévères. Mon père était avocat, mon grand-père médecin.
J’ai par conséquent été élevé dans un milieu bourgeois : j’ai passé le
baccalauréat, j’ai fréquenté les fêtes de mai, j’ai joué au tennis, j’ai fait
du patin à glace en hiver, je suis parti en vacances en été.
J’ai rencontré mon épouse à une soirée
dansante comme il se devait ; nous sommes allés au Luna Parc, nous avons
pris des places au théâtre allemand en tournée, nous avons même assisté à la
générale, nous avons goûté chez Auguszta, nous avons
fait une excursion de deux jours à Vienne.
Aujourd’hui j’ai deux enfants, un garçon et
une fille. Ils ont neuf et dix ans.
Nous menons une vie bourgeoise. Nous
logeons dans quatre pièces, nous avons le gaz, l’électricité, le téléphone.
Nous avons aussi du personnel : une cuisinière, une bonne et une
préceptrice.
Ces sept personnes composent ma famille.
Voici comment passent nos journées :
Ma femme se lève vers neuf heures et demie
– non qu’elle soit paresseuse, mais son organisme est semble-t-il fragile, le
médecin de famille lui recommande beaucoup de sommeil. À cette heure-là les
enfants sont en hiver à l’école et en été dans l’eau du Lac Balaton. Le
personnel, grâce à Dieu, ne pose pas de problème, ils sont chez nous depuis six
ans, chacun connaît bien son affaire. Elle s’habille, je suppose, comme une
bourgeoise bien installée, elle va en ville, faire des provisions ou du
lèche-vitrines. Elle fait un saut chez ses parents. Vers midi elle fait un tour
sur le Corso. Elle y rencontre ses amies. Ses amies seulement, j’espère. Vers
deux heures elle rentre, elle déjeune. Après le déjeuner elle dort jusqu’à
quatre heures. À quatre heures elle prend une leçon d’anglais. Ensuite elle
fait un peu de piano, elle lit, après le goûter elle rend visite à ses amies –
à ses amies seulement, j’espère – pour une petite causette, sur la vie, la
littérature, des choses et d’autres. Vers huit heures elle rentre, donne des
ordres pour le dîner, les enfants. À ces moments-là elle me rencontre parfois.
Nous dînons le plus souvent au restaurant, puis nous allons au théâtre, au
café, chez des connaissances.
À huit heures, le matin, ma fille est à
l’école. La préceptrice va la chercher à midi. Normalement elles déjeunent plus
tôt que nous. Après le déjeuner les devoirs, puis leçon de piano, leçon de
français. Après le goûter, promenade, jeux, amies. À huit heures, le dîner.
Après dîner, lecture. Elle se couche à neuf heures et demie.
La journée de mon fils est assez semblable,
sauf qu’à la place de la leçon de piano il a gymnastique, escrime – à la place
de la promenade il va jouer au foot sur le terrain voisin.
La cuisinière se lève à six heures. Elle
descend faire des courses – le soir on lui fait savoir sur un bout de papier le
déjeuner du lendemain – et elle fait la cuisine. C’est à midi qu’elle présente
les factures. L’après-midi, une fois qu’elle a rangé la cuisine, elle s’occupe
du ménage, la lessive, la couture, etc. après le dîner elle se retire, elle vit
sa vie privée.
La bonne fait le ménage le matin, elle sert
à midi, le soir elle fait les lits. Je n’en sais pas davantage.
Le matin la préceptrice accompagne les
enfants à l’école. Jusqu’à midi elle répare leurs vêtements. À midi elle va les
chercher. Après déjeuner elle vérifie leurs devoirs, elle les accompagne aux
leçons, en promenade. Le soir elle leur raconte une histoire, elle les met au
lit.
Moi, je me lève à sept heures et demie. Je
m’habille rapidement. Je me rends à l’atelier. Il faudrait bien sûr travailler,
il faudrait s’atteler à ce machin commandé depuis longtemps, mais pour
l’achever j’aurais besoin d’une semaine au moins. Or l’argent, j’en ai besoin
pour demain, car je dois payer l’électricité, le gaz, le professeur de
français, le professeur d’anglais, le professeur d’escrime, la bonne, la
cuisinière, la préceptrice, la manucure, la facture de blanchisserie, la
facture de la couturière, la facture de téléphone, la facture du plombier, la
facture de la droguerie, les frais de scolarité, le loyer, les taxis, le
théâtre, le restaurant, le parc, le courant d’air, l’ascenseur, l’escalier, le
carrelage, le solde – et puis on ne rentre jamais, n’est-ce pas, sans un petit
cadeau pour les enfants, et puis il y a ce pauvre, il faudrait lui donner
quelque chose, il a du mal à joindre les deux bouts, ça fait quatre fois qu’il
est venu mendier.
Donc je ne peux pas entreprendre cette
fabrication, quelque chose de plus petit peut-être, mais alors il faudrait
demander une avance, il faudrait passer chez Kencefice,
oui, mais il n’est pas chez lui, oui, mais il est chez lui, mais quelle idée
j’avais là, dit-il, il n’a pas d’argent lui-même, dans les conditions
économiques actuelles. Je n’ai qu’à revenir dans une heure, dit-il, à revenir
dans deux heures, à revenir demain. Je n’ai qu’à lui téléphoner, il me
téléphonera. Oui, ça pourrait être le plus petit des deux, dit-il, mais alors
il paiera beaucoup moins. Au sujet du plus grand, il en parlerait à son
excellence dès son retour. Je n’ai qu’à repasser le voir à trois heures.
Bon, d’accord, au pire je ne rentre pas
pour déjeuner, je téléphonerai : mon petit, je ne peux pas rentrer, j’ai à
faire. À trois heures je passerai le voir, ah bon, leurs excellences ont changé
d’avis. Venez avec moi en banlieue à Rákospalota,
dit-il. Comment ? À Rákospalota ? Eh oui,
mon ami, les temps sont durs ! Celui qui veut gagner sa croûte doit
travailler. Nous finissons enfin par le trouver à cinq heures. À sept heures je
lui promets une gifle, perce qu’il m’a traîné en banlieue pour rien. À sept
heures et demie enfin, il me donne le quart de l’argent qu’il me doit, mais il
jure de me rendre la gifle. Bravo, si tout va bien, à huit heures et quart je
serai chez moi !
On dit à ma femme : je vous baise les
mains, Madame, comme vous êtes élégante dans ce nouveau chapeau !
On dit à ma fille : alors, petite
demoiselle, dites bonjour au monsieur.
On dit à mon fils : bravo, jeune
homme !
Le facteur fait un saut chez la cuisinière
et lui dit : vous avez de belles couleurs ce matin !
On aborde la bonne dans la rue : on
peut vous accompagner, Mademoiselle ?
On s’adresse à la préceptrice :
« S’il vous plaît, Mademoiselle, voudriez-vous être assez aimable pour
appeler Mademoiselle Irma ? »
On me dit à moi : « Hé, Nimportequi ! Toujours pas terminé ce machin, merde
alors ! »
J’aimerais bien me faire embaucher comme
domestique chez moi.
Az Est, vendredi, juillet 1924.