Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

chef de famille en 1924 à Budapest

Chef de famille le m’appelle Benő Nimportequi. Mon métier est par exemple commerçant. Je pourrais aussi me qualifier d’artisan car ce que je vends, c’est moi qui le fabrique ; pourtant je suis avant tout commerçant car ce que je fabrique est plus difficile à vendre qu’à fabriquer, j’ai par conséquent davantage développé mes capacités commerciales.

Peu importe – je voulais surtout souligner mon appartenance à la classe moyenne. Je suis issu d’une famille bourgeoise modeste mais de mœurs sévères. Mon père était avocat, mon grand-père médecin. J’ai par conséquent été élevé dans un milieu bourgeois : j’ai passé le baccalauréat, j’ai fréquenté les fêtes de mai, j’ai joué au tennis, j’ai fait du patin à glace en hiver, je suis parti en vacances en été.

J’ai rencontré mon épouse à une soirée dansante comme il se devait ; nous sommes allés au Luna Parc, nous avons pris des places au théâtre allemand en tournée, nous avons même assisté à la générale, nous avons goûté chez Auguszta, nous avons fait une excursion de deux jours à Vienne.

Aujourd’hui j’ai deux enfants, un garçon et une fille. Ils ont neuf et dix ans.

Nous menons une vie bourgeoise. Nous logeons dans quatre pièces, nous avons le gaz, l’électricité, le téléphone. Nous avons aussi du personnel : une cuisinière, une bonne et une préceptrice.

Ces sept personnes composent ma famille.

Voici comment passent nos journées :

Ma femme se lève vers neuf heures et demie – non qu’elle soit paresseuse, mais son organisme est semble-t-il fragile, le médecin de famille lui recommande beaucoup de sommeil. À cette heure-là les enfants sont en hiver à l’école et en été dans l’eau du Lac Balaton. Le personnel, grâce à Dieu, ne pose pas de problème, ils sont chez nous depuis six ans, chacun connaît bien son affaire. Elle s’habille, je suppose, comme une bourgeoise bien installée, elle va en ville, faire des provisions ou du lèche-vitrines. Elle fait un saut chez ses parents. Vers midi elle fait un tour sur le Corso. Elle y rencontre ses amies. Ses amies seulement, j’espère. Vers deux heures elle rentre, elle déjeune. Après le déjeuner elle dort jusqu’à quatre heures. À quatre heures elle prend une leçon d’anglais. Ensuite elle fait un peu de piano, elle lit, après le goûter elle rend visite à ses amies – à ses amies seulement, j’espère – pour une petite causette, sur la vie, la littérature, des choses et d’autres. Vers huit heures elle rentre, donne des ordres pour le dîner, les enfants. À ces moments-là elle me rencontre parfois. Nous dînons le plus souvent au restaurant, puis nous allons au théâtre, au café, chez des connaissances.

À huit heures, le matin, ma fille est à l’école. La préceptrice va la chercher à midi. Normalement elles déjeunent plus tôt que nous. Après le déjeuner les devoirs, puis leçon de piano, leçon de français. Après le goûter, promenade, jeux, amies. À huit heures, le dîner. Après dîner, lecture. Elle se couche à neuf heures et demie.

La journée de mon fils est assez semblable, sauf qu’à la place de la leçon de piano il a gymnastique, escrime – à la place de la promenade il va jouer au foot sur le terrain voisin.

La cuisinière se lève à six heures. Elle descend faire des courses – le soir on lui fait savoir sur un bout de papier le déjeuner du lendemain – et elle fait la cuisine. C’est à midi qu’elle présente les factures. L’après-midi, une fois qu’elle a rangé la cuisine, elle s’occupe du ménage, la lessive, la couture, etc. après le dîner elle se retire, elle vit sa vie privée.

La bonne fait le ménage le matin, elle sert à midi, le soir elle fait les lits. Je n’en sais pas davantage.

Le matin la préceptrice accompagne les enfants à l’école. Jusqu’à midi elle répare leurs vêtements. À midi elle va les chercher. Après déjeuner elle vérifie leurs devoirs, elle les accompagne aux leçons, en promenade. Le soir elle leur raconte une histoire, elle les met au lit.

Moi, je me lève à sept heures et demie. Je m’habille rapidement. Je me rends à l’atelier. Il faudrait bien sûr travailler, il faudrait s’atteler à ce machin commandé depuis longtemps, mais pour l’achever j’aurais besoin d’une semaine au moins. Or l’argent, j’en ai besoin pour demain, car je dois payer l’électricité, le gaz, le professeur de français, le professeur d’anglais, le professeur d’escrime, la bonne, la cuisinière, la préceptrice, la manucure, la facture de blanchisserie, la facture de la couturière, la facture de téléphone, la facture du plombier, la facture de la droguerie, les frais de scolarité, le loyer, les taxis, le théâtre, le restaurant, le parc, le courant d’air, l’ascenseur, l’escalier, le carrelage, le solde – et puis on ne rentre jamais, n’est-ce pas, sans un petit cadeau pour les enfants, et puis il y a ce pauvre, il faudrait lui donner quelque chose, il a du mal à joindre les deux bouts, ça fait quatre fois qu’il est venu mendier.

Donc je ne peux pas entreprendre cette fabrication, quelque chose de plus petit peut-être, mais alors il faudrait demander une avance, il faudrait passer chez Kencefice, oui, mais il n’est pas chez lui, oui, mais il est chez lui, mais quelle idée j’avais là, dit-il, il n’a pas d’argent lui-même, dans les conditions économiques actuelles. Je n’ai qu’à revenir dans une heure, dit-il, à revenir dans deux heures, à revenir demain. Je n’ai qu’à lui téléphoner, il me téléphonera. Oui, ça pourrait être le plus petit des deux, dit-il, mais alors il paiera beaucoup moins. Au sujet du plus grand, il en parlerait à son excellence dès son retour. Je n’ai qu’à repasser le voir à trois heures.

Bon, d’accord, au pire je ne rentre pas pour déjeuner, je téléphonerai : mon petit, je ne peux pas rentrer, j’ai à faire. À trois heures je passerai le voir, ah bon, leurs excellences ont changé d’avis. Venez avec moi en banlieue à Rákospalota, dit-il. Comment ? À Rákospalota ? Eh oui, mon ami, les temps sont durs ! Celui qui veut gagner sa croûte doit travailler. Nous finissons enfin par le trouver à cinq heures. À sept heures je lui promets une gifle, perce qu’il m’a traîné en banlieue pour rien. À sept heures et demie enfin, il me donne le quart de l’argent qu’il me doit, mais il jure de me rendre la gifle. Bravo, si tout va bien, à huit heures et quart je serai chez moi !

On dit à ma femme : je vous baise les mains, Madame, comme vous êtes élégante dans ce nouveau chapeau !

On dit à ma fille : alors, petite demoiselle, dites bonjour au monsieur.

On dit à mon fils : bravo, jeune homme !

Le facteur fait un saut chez la cuisinière et lui dit : vous avez de belles couleurs ce matin !

On aborde la bonne dans la rue : on peut vous accompagner, Mademoiselle ?

On s’adresse à la préceptrice : « S’il vous plaît, Mademoiselle, voudriez-vous être assez aimable pour appeler Mademoiselle Irma ? »

On me dit à moi : « Hé, Nimportequi ! Toujours pas terminé ce machin, merde alors ! »

J’aimerais bien me faire embaucher comme domestique chez moi.

 

Az Est, vendredi, juillet 1924.

Article suivant paru dans Az Est