Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
on peut entrer par la porte[1]
Un écriteau est apparu ce matin sur la porte de
la cabine d’ascenseur de notre maison. On y lit en grosses lettres
l’intéressante communication suivante :
« L’ascenseur fonctionne. »
Ce qui est étonnant dans cette affaire
c’est que le lecteur ne la trouve pas étonnante, à tel point qu’il me regarde
avec étonnement, en s’étonnant, pourquoi moi je m’en étonne.
Évidemment. L’ascenseur fonctionne. Le
lecteur me conseille de m’en réjouir plutôt que de m’étonner. Le lecteur sait
fort bien que cet ascenseur, naturellement, était hors d’usage durant deux
années, il trouve donc normal que l’on fasse savoir aux habitants
qu’actuellement (qui sait jusqu’à quand ?) il est à notre service, après
tout l’usager ne pouvait pas deviner tout seul que l’ascenseur se trouve dans
un tel exceptionnel état de grâce.
Oui, sauf que moi je suis plus vieux d’une
guerre mondiale que mon lecteur, c’est-à-dire de cinq mille ans, et moi je me
rappelle encore les temps où, si un petit bout de papier apparaissait parfois
sur la porte de l’ascenseur, on y lisait que :
« L’ascenseur ne fonctionne
pas. »
En effet, en ce temps-là, même si cela vous
paraît surprenant, l’état naturel des choses voulait que l’ascenseur
fonctionnât et, incroyable mais vrai, cela était considéré tellement allant de
soi que l’on ne voyait pas l’intérêt d’en avertir les usagers.
En tout cas, du point de vue du style, ce
genre de papier représente l’avènement d’un nouveau langage administratif plus
sain, plus droit, plus exact, plus concis et plus riche en contenu dans
l’histoire de l’évolution des communications. À la place de négatifs incertains
il offre un positif ferme. Je vois déjà la Cité Nouvelle, le Grand Budapest
lancé vers un avenir radieux, la métropole la plus fastueuse et la plus
luxueuse du monde… Je vois à travers les brumes frémissantes de l’ivresse de
l’avenir des écriteaux extraordinaires tels que par exemple :
« On peut passer par la porte. »
« Le gazon pousse sur le mail. »
« Le tram circule. »
« Après torsion de la poignée du
robinet d’eau courante, de l’H2O liquide se met à couler verticalement du haut
vers le bas. »
« Le poêle à gaz chauffe. »
« Le ministre gère les affaires du
pays. »
« L’air est respirable. »
Vienne cette époque bénie – alors moi aussi
je graverai à la fin de mon article :
« L’humoriste relate une histoire
gaie. »
Bács-megyei Napló, 17 juin 1926.
[1] Ce texte apparaît également sous le titre "Ascenseur" dans "Carnet de notes" du recueil "Qui m’a interrogé ?..."