Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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considÈre-la comme un Être humain

 Vilma… Vilma… a… a !...

La bonne effrayée accourt dans la chambre.

- Je suis là, Madame !

- Vous faites un bruit infernal !... Je deviens folle !... On ne peut pas dormir cinq minutes ici !...

- Excusez-nous, Madame… On fait le grand ménage…

- Faut-il faire tant de bruit pour autant ?... Êtes-vous obligée de claquer les portes comme des marteaux-piqueurs ?... On aurait dit que des trains se tamponnaient…

- Madame… Je m’en excuse… On doit finir le ménage… Il est déjà onze heures et demie…

- Onze heures et demie ?... Et alors !... Je ne peux pas dormir cinq minutes…

- Bien, Madame, on va arrêter…

- C’est trop tard, je ne peux plus me rendormir… C’est affreux... Fais couler l’eau de mon bain…

Une demi-heure plus tard madame se lève dans la baignoire.

- Vilma… Vilma… a… a !...

- Je suis là, Madame !

- Ma serviette de bain… Mon vibrateur électrique de visage… Mon épilateur… Ma crème au lait d’amandes… Mes bandages à chevilles… Mon triturateur de hanches… Mon gratteur d’oreilles… Mon pince-narines… Mon coupeur de cheveux… Où donc avez-vous fourré mon miroir quadruple… On attrape un cancer le temps de sortir de la baignoire…

- Les voici, Madame…

Cinq minutes plus tard, devant la glace :

- Vilma… Vilma… a… a !...

- Je suis là, Madame !

- Où diable avez-vous caché le rouge à lèvres ?... Quelqu’un a écrasé mon crayon… Que se passe-t-il dans cette maudite maison ?... Qu’est-ce que c’est que ce capharnaüm !!... C’est un ménage, ça !!... Envoie-moi la cuisinière !...

- Elle est sortie aux provisions…

- Où ça ? Qui le lui a permis ? Vous êtes devenue folle ?!... Inouï !... Je dois tout faire moi-même !... Je deviens folle !... Qu’est-ce que c’est encore que cette sonnerie ?... Êtes-vous sourde ?

- C’est Madame Olga qui est au téléphone pour Madame !...

 

- Oh, c’est toi, Olga !... Je deviens folle, pardonne-moi… C’est incroyable ce qui se passe dans cette maison… Je n’en peux plus, il faut s’expatrier de cette maison… Comment ?!... Je m’habille… Comment ?!... Je ne peux pas venir, ma chérie, à midi et demie je dois rencontrer… Tu sais… J’ai promis… Chez Ruszwurm[1]… Comment ?!... Béla ?!... Il a raison… Comment ?... Ton mari ?!... Lui aussi il a raison… Ce n’est pas possible… Dans ce pays ce n’est pas possible… Ce ne sont pas des gens sérieux… Comment ?! Ici rien n’est sérieux… Je t’embrasse… Alors, à cinq heures… Appelle Teri aussi… J’ai un potin fabuleux… Comment ?... Oh, c’est gentil… Oui c’est vrai, est-ce que vous venez ce soir au Renard Rouge ?... Pour danser… Salut !...

- Vilma… a… a… a !...

- Je suis là, Madame !

- Si on m’appelle encore au téléphone tant que je suis chez moi, je ne suis plus chez moi ! C’est absurde, je n’arrive pas à finir de m’habiller…

Madame continue sa toilette en hochant la tête. Elle étend le fond de teint, elle s’écarte les paupières, elle s’injecte, avec modération, quelques gouttes d’huile de térébenthine à la violette ; aux deux extrémités avec deux petites vis elle fixe un fin fil d’argent invisible qu’elle branche à une petite pile cachée par-derrière, sous les cheveux, si l’on appuie dessus, une lampe électrique bleu vert s’allume dans le rayon des yeux pour éclairer dans le noir. Elle suspend les boucles d’oreilles sous les aisselles, elle se tartine un peu de poudre de diamant sur les ongles, elle fait suer à blanc l’onduleur de lèvres, elle enclenche les couvre-oreilles et les couvre-genoux dans une dynamo à quatre lampes. Hop là, c’est déjà fini.

Une demi-heure plus tard elle s’examine dans la glace. Elle déplace la ceinture un centimètre plus bas. Elle replie la dentelle. En se tournant sur le côté, elle étudie l’effet d’ensemble du quatrième cil de son œil gauche avec la boucle de sa chaussure. Et déjà on sonne.

- C’est vous, Rudolf ?

- Je vous baise la main. L’auto attend en bas.

En bas, dans l’auto, elle presse discrètement les glands de parfum sur son flanc. Une enivrante odeur de musc arrose l’intérieur de la voiture.

- Comment allez-vous, Rudi ?

- Mon Irén !...

Madame hoche la tête avec réprobation et une douce tristesse.

- Oh, mais voyons, Rudi… Lâchez mes mains… Êtes-vous vraiment incapable de voir en moi l’être humain ?!... L’être humain – votre semblable !... Voulez-vous que je perde l’illusion que j’ai placée en vous ?

Et chagrinée, désillusionnée, elle se regarde dans la glace.

Pesti Napló, 30 janvier 1927.

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[1] Pâtisserie célèbre de Buda, fondée en 1820