Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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raconte-moi le cochon vert

74-raconte-moi le cochon vert l ous vous souvenez du conte à dormir debout, quand vous aviez trois ans ?

Raconte-moi une histoire, nous asticotions nos chers parents ou la baby-sitter ou la brave bonne à tout faire.

- Bon, je te raconte le cochon vert, a-t-elle enfin consenti en poussant un soupir.

- Alors ?

- Je n’ai pas dit alors, j’ai dit : je te raconte le cochon vert.

- Alors raconte.

- Je n’ai pas dit alors raconte, j’ai dit : je te raconte le cochon vert.

L’enfant commence à se mettre en colère.

- Pourquoi tu ne commences pas ?

- Je n’ai pas dit pourquoi tu ne commences pas, j’ai dit : je te raconte le cochon vert.

À ce point, un petit enfant normal se met à pleurer, à trépigner, il peut éventuellement mordre la main ou le bras de l’adulte moqueur ou ce qu’il peut atteindre, mais au minimum il essaye de le griffer.

Je remarque qu’il a raison.

On n’a pas le droit d’abuser d’une innocence de bonne foi.

Car, n’est-ce pas, on ne peut pas qualifier autrement que d’innocence de bonne foi ce qui a fait briller nos yeux lorsque le conseil municipal de la capitale, avec un commissaire administratif à sa tête, nous a déclaré :

- Venez, les enfants, je vais vous raconter la réforme administrative.

- Oh, c’est super, raconte-la nous ! – avons-nous crié.

Et lui :

- Je n’ai pas dit raconte-la nous, j’ai dit : il convient de réformer de A à Z l’administration.

- C’est ça ! C’est ça ! – avons-nous crié – il convient de la réformer ! C’est magnifique ! Voyons !

- Je n’ai pas dit voyons, j’ai dit : nous allons introduire un nouveau système administratif.

Nous avons commencé à perdre patience.

- Alors pourquoi ne commences-tu pas ?

Là-dessus, lui…

Là-dessus, il a répondu que nous apprendrons qu’il a décidé que tout fonctionnaire sera tenu de passer un examen sur le système administratif en cours.

Qu’est-ce que c’est, si ce n’est pas un cas typique d’histoire du cochon vert ?!

À quoi sert de passer un examen sur ce que nous voulons réformer, transformer radicalement, car manifestement c’est mauvais, inadapté et dépassé ?

À quoi sert à un chauffeur de passer un examen de conduite de fiacre ? Ou à un médecin, de l’art des incantations ? Ou encore à un barbier, de la théorie des nattes tressées de cheveux d’hommes ?

Nous craignons que la municipalité ne nous berce avec tout cela. Elle veut seulement raconter qu’elle veut raconter, mais pour le moment elle n’a pas la moindre idée : où habite et à quoi sert le cochon vert si prometteur de la réforme administrative ?

 

Az Est, 11 décembre 1932.

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