Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
bÊlements d’agneaux sur le boulevard
Après le dîner avec
nos amis, deux Anglais et un Italien, dans la petite taverne animée de Buda,
nous sommes tous montés en voiture pour les accompagner à la gare. C’était une
belle nuit étoilée, de pleine lune. Nous avons quitté
les voitures sur le boulevard, y laissant les bagages, pour nous acheminer à
pied jusqu’à
Tout à coup nous dressâmes l’oreille.
À gauche un bruit familier, mais inattendu
dans les circonstances présentes.
Bêêê…ê…
Des bêlements d’agneaux, puissants et
mélodieux, pas d’un agneau, mais de tout un troupeau. La clochette fit entendre
à son tour son tintement ravissant.
Nous nous tournâmes tous mécaniquement dans
la direction du bruit. Avant de les apercevoir, nous voyions déjà l’image
émouvante avec les yeux de la pensée : les petits museaux courbes, chagrinés,
des petits agneaux laineux bouclés tout blancs, autant d’âmes pressées d’aller
communier, s’empressant en silence, par vagues, derrière le porteur de
sonnaille. Le troupeau entier est doux et flexible comme fait d’une seule pièce
– un grand tapis mouvant, un fleuve écumant et tourmenté dont chaque vague se
plisse séparément sous
- On les emmène à l’abattoir – dit
l’un de nous, et il voudrait aussi traduire, mais le mot abattoir lui échappe
en anglais.
- En réalité Budapest fait partie de
- Oui, d’accord – répond un des
Anglais en tournant la tête dans plusieurs directions - mais où il est ce troupeau ?
En effet, où il est ce troupeau ?
Dès lors nous cherchons tous, comme sur les
images devinettes d’anciennes revues où il fallait chercher le chasseur.
- Ils doivent être plus devant…
- Mais non, on les entend de tout
près…
- Ils arrivent peut-être par la rue
latérale – ajoute quelqu’un et il court vérifier, mais la rue latérale est
vide.
- Pourtant le bruit vient d’ici, c’est
sûr – s’entête le journaliste blond. – Listen, Mr Freeman, comme ils sont gentils… Vous les
entendez comme nous ? Pour nos oreilles à nous c’est comme s’ils bêlaient
en hongrois… (ajoute-t-il rêveusement).
Cela fait trente secondes que Cini[2] hausse les épaules.
- N’importe quoi – remarque-t-il
brièvement – ce sont des agneaux français. On repasse au cinoche le film de
l’année dernière sur Pasteur. Le cinéma est là au coin, le projectionniste a
laissé ouverte la porte de sa cabine. J’ai tout de suite reconnu la scène où
Pasteur administre les premiers vaccins aux moutons.
Az Est, 24 juillet 1938