Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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je ne me suis pas suicidÉ

Toujours à la recherche de thèmes, je trouve dans mon calepin une note d’il y a au moins six mois que j’ai nommée : "lettres d’adieu". Qu’est-ce que ça peut bien être ? Je me casse la tête, j’essaye de me le rappeler, comme celui qui trouve un nœud à son mouchoir et cherche un autre mouchoir lui aussi noué, pour se rappeler pourquoi il avait fait un nœud au premier.

Ça y est, j’y suis.

Ce "lettres d’adieu", en réalité ce n’est pas un sujet pour un billet, j’aurais mieux fait de l’introduire dans la rubrique "à faire" où je me fais penser à mes affaires à régler.

Maintenant tout me revient clairement.

Ce jour-là j’avais décidé de me suicider sur la base de mes calculs qui indiquaient que c’était la meilleure solution pratique. J’ai dû le noter quelque part pour ne pas l’oublier, mais en ce moment je n’ai pas ce carnet sur moi. Pourtant j’y retrouverai certainement le mode de suicide que j’avais prévu, je me connais, je suis ordonné.

Cette "lettre d’adieu" tendait donc à me prévenir qu’avant mon suicide je devais régler certaines affaires, je devais expliquer à quelques connaissances pourquoi je commettais mon acte fatal, ceci pour rattraper un manquement : ne m’être pas suicidé douze mois plus tôt, quand dans mon trouble momentané d’esprit j’avais changé d’avis et je suis resté en vie.

En outre, la disposition coutumière de ne pas me laisser disséquer. (Bien que je n’aie pas la moindre idée : pourquoi ne devrait-on pas me disséquer ? Je n’ai jamais été trop pudique, je vais à la piscine en petit maillot, je ne suis pas pudique pour mes viscères non plus, surtout devant les médecins qui les ont déjà souvent vues.) Ensuite, cette annonce quasi officielle précisant que « quand tu liras ces lignes, je ne serai plus parmi les vivants ». On doit respecter les conventions, c’est une prescription du genre « Très honoré Monsieur le Ministre ! Monsieur le Président ! ».

Bref, écrire des lettres d’adieu est une chose que l’on fait, un gentleman bien élevé ne se permettrait pas de filer à l’anglaise de la société des autres gentlemans, cela vexerait la maîtresse de maison.

Mais ce devoir, je me rappelle maintenant très bien, c’était comme tant d’autres choses d’importance vitale que je n’ai jamais eu le temps de régler, à cause d’autres choses, insignifiantes et sans importance, mais toujours pressantes, dont je devais d’abord m’occuper. Croyez-moi, ma vie tout entière a consisté à aller vite ici, vite là-bas, prévenir untel, téléphoner à un autre, écrire une lettre de recommandation à ce pauvre homme, réprimander cet autre salopard, au lieu de passer à la banque, toucher mon gros lot, car cela pouvait attendre. Je pourrais depuis longtemps être premier ministre ou chasseur d’éléphants en Somalie, s’il n’y avait pas eu toutes ces bagatelles.

Ou j’aurais pu venir à bout de mon suicide.

Évidemment j’aurais d’abord dû écrire les lettres d’adieu.

Vous croyez que j’en avais le temps ?

Je n’en ai pas eu le temps. Quelque chose m’en a toujours empêché. Plusieurs fois j’allais m’y atteler, la feuille était déjà chargée dans la machine à écrire, j’allais commencer à dicter. « Chère Mademoiselle, date, lieu, trois lignes, tabulation, minuscule : quand tu liras ces lignes… » et j’ai toujours été dérangé, quelqu’un venait, le téléphone sonnait, on apportait une facture.

Le lecteur pourrait maintenant me dire : et le présent billet ? N’auriez-vous pas éventuellement, à sa place…

Bonne question, le lecteur n’a qu’à essayer à ma place ! Voilà cinq minutes on m’a téléphoné, si je n’envoie pas mon billet tout de suite, il ne paraîtra pas demain matin.

On n’a pas le temps de mourir.

 

Az Est, 22 juin 1938

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