Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Interview de
Frigyes Karinthy à propos d’un article de journal, de la littérature
d’aujourd’hui, de la comète Winnecke, de son recueil
de poèmes à paraître et de son fils Cini.
Lieu : le café Hadik (avenue Miklós Horthy[1]), petites tables en imitation de marbre, ambiance de banlieue le soir. Un ou deux visages vaguement connus, des assiettes de saucisse, un ou deux verres de bière. Une bande de Tsiganes avec à leur tête un jeune et svelte prima s’étant produit à Paris. Ils jouent Valencia…
Moi : Je vais m’impersonnaliser, si tu veux bien. Considère-moi comme un gramophone dans lequel tu dois parler. Ou bien, compte tenu du large public de Színházi Élet, imagine un entonnoir radio à la place de mon oreille, et parle dedans… C’est peut-être la première fois qu’il t’arrive d’être interrogé par un journal, non en tant qu’écrivain, mais en tant qu’homme…
Lui : En fait je suis un écrivain et aussi un penseur. Et en tant que penseur je n’ai pas le temps pour de telles futilités. Et je ne dis même pas : ne dérangez pas mes cercles !... Mes cercles à moi sont en béton armé, totalement inébranlables, mes cercles à moi pèsent leur poids quelque part au-delà de Mars, rivés au royaume d’astres lointains. Il en résulte que j’ai énormément de travail sur le dos ces derniers temps. Mes nerfs sont tissés de cordes de chanvre ; j’ai pourtant souhaité me reposer un jour seulement ! Et je suis entré dans un sanatorium. Chez moi le bureau, le stylo et le manuscrit inachevé levaient pourtant leurs yeux sur moi. Un jour de repos absolu !... Et le soir j’ai téléphoné à ma femme pour dire que je rentrais, qu’elle vienne me chercher. Elle est bien venue au sanatorium, non pour me chercher, mais pour me persuader d’y rester encore. Moi j’en avais assez du repos et nous sommes vraiment rentrés à la maison. Ainsi ma femme a passé… une demi-heure… au sanatorium. Mais, cet article de journal n’est pas vraiment important… Il y a des choses bien plus importantes !
Moi : Par exemple ?
Lui : Par exemple le monde littéraire d’aujourd’hui – comparé à l’ancien. Je ressens quelque chose qui ressemble à un nouveau départ, dont pourrait germer la faillite de la raison, sa fin, sa mort. Quelquefois j’ai le sentiment que nous vivons, tout notre monde intellectuel vit, sur une Atlantide qui lentement s’enfonce dans la mer, comme le monde de Virgile. Il semble établi que le mot, le verbe, semble avoir perdu leur signification en laquelle nous croyions, comme s’il apparaissait que l’action qui découle du verbe avait dégrisé les cœurs de notre foi dans le mot…
L’aspect que l’art présente répond effectivement à ce soupçon sinistre : le grand public s’est placé dans le monde du mouvement (cinéma et radio). Comme si l’écroulement de notre culture présentait vraiment une parenté avec l’écroulement de cette autre culture vieille de cinq mille ans. Des fantômes émergent du passé. À travers l’expansion de la photographie, de l’illustration, de l’image qui occupe de plus en plus les pages des journaux je vois le fantôme des hiéroglyphes, des pictogrammes de jadis.
Par ailleurs, dans mes heures plus optimistes, si je n’observe pas les choses dans une si large perspective (peut-être que le pessimisme n’est autre chose que l’observation dans des dimensions exagérées), je sens dans ce qui vient après nous un sain bourgeonnement. Le monde bohème de Murger[2] est mort, les jeunes savent déjà bien ce que signifient leurs mots, leur personne, leur activité dans cette société, dont apparemment ils ne veulent pas seulement être les observateurs, ils veulent la construire.
Ce qui dans cette nouvelle culture est consciemment ou inconsciemment actif, provient de la claire reconnaissance de ce dont nous avions seulement le pressentiment, mais qu’eux croient déjà savoir : l’aristocratie intellectuelle, avec une conscience croissante de sa valeur, exige une part dans l’orientation du monde qui va venir, y compris dans tous les sens pratiques du terme : à la place des tyrans et des politiciens, une nouvelle théocratie ; un œil qui regarde dans l’avenir, mais regarde aussi le passé, devine un futur règne des sages…
Moi : Tu es un vieil astronome, un mot peut-être sur la comète Winnecke…
Lui : Jamais, aucun instant, même dans les plus horribles douleurs ou les minutes les plus joyeuses je n’oublie le ciel étoilé au-dessus de ma tête. Le jour aussi je savais que les étoiles existent, et je n’ai pas le souvenir d’avoir jamais confondu dans mon enfance, avec de petites bougies ou avec de la poudre sur des ailes d’anges, la conscience qui m’est innée, que lorsque je regarde le ciel, je regarde à travers l’unique fenêtre qui s’ouvre dans la prison de la vie. Lorsque l’idée du cosmos m’est devenue consciente pour la première fois, j’ai été pris d’un émerveillement naïf à la vue des gens qui courent de gauche et de droite, ils se chamaillent, ils tuent et ils meurent, au lieu de se consacrer à cette réalité la plus brûlante, qui les concerne le plus. J’avais le sentiment que les végétaux sont plus sages, les arbres qui toute leur vie sont enracinés dans la terre et qui érigent leurs bras étalés sur le ciel, le fakir que la pensée du cosmos a un jour frappé et depuis lors il reste figé à la même place comme les arbres, les arbres qui ont existé avant qu’il n’y ait sur la Terre des hommes et des haricots grimpants…
Je dis tout cela seulement pour ne pas paraître prétentieux en disant que la comète qui s’approche m’est bien connue. Quelqu’un sait pourquoi elle vient et pourquoi elle repartira !... Quelqu’un qui comprend l’homme mieux que l’homme…
Moi : Ton prochain livre, qui te tient le plus à cœur ?...
Lui : Mon recueil de poésies qui paraîtra bientôt. Son titre : « Ne peux le dire à personne, le dirai donc au monde entier. »
Moi : Quelques mots de ta famille…
Lui (pensivement) : Eh bien… Cini ! C’est mon plus jeune fils. Un enfant bizarre. Il se trouve apparemment au stade de son évolution psychique qui était l’âge de l’impressionnisme dans l’histoire de la culture. Hier il m’a regardé avec étonnement et m’a dit :
- Papa ! Ta figure ressemble à la lettre « e » ! – Au premier instant j’ai pris ça pour une sottise, mais ensuite il m’est revenu que mes caricatures qui soulignent mon menton proéminent et mon nez aplati sous mon front rappellent effectivement cette voyelle « e ». Cini a encore ajouté qu’il fallait entendre la lettre « e » de profil. Curieusement moi je n’avais jamais pensé à ce que lui, il a aperçu : certaines lettres évoluent de profil devant nos yeux, et d’autres de face. Bref, c’est un enfant talentueux…
Le Tsigane s’est mis à jouer un charleston à la mode : il a serré son archer dans sa main brûlante. Je me suis rappelé que nous étions dans un café et nous écoutions de la musique tsigane. La musique faisait l’effet d’un bruitage confus… Et Karinthy s’est frappé le front, il est retourné en souriant à la table où l’attendaient sa femme et sa compagnie…
Zoltán Somlyó[3].
Színházi Élet, 1927, n°14.