Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Le chapeau

 

Un de mes amis raconte au retour des vacances :

Il se trouvait au théâtre dans une petite ville de province. Une troupe estivale improvisée jouait avec un minimum de moyens un des succès médiocres du programme de la capitale, l’ayant à peu près appris. Le public suit la pièce avec la distraction bienveillante qui convient, les gens bavardent, sucent des bonbons, lèvent de temps en temps un regard sur la scène.

Mon ami s’aperçoit, dans l’introduction de l’action, que l’acteur porte sur la tête un chapeau gris de grande qualité.

Un peu plus tard c’est sa femme qui lui signale qu’un autre acteur, le héros principal, porte un chapeau remarquable.

Puis un troisième.

Mon ami commence à mieux observer et tout à coup il y voit clair.

Il s’agit du même chapeau.

La troupe ne possède qu’un unique chapeau.

C’est ce chapeau que les pauvres comédiens se passent les uns aux autres et, comme l’action se passe principalement dans un jardin, le chapeau réapparaît sur sept ou huit têtes, quand l’un sort, il passe le chapeau à celui qui entrera la minute suivante.

Tout le public s’est aperçu de la bizarrerie avant la fin du premier acte.

Une inquiétude fiévreuse, une attention tendue, vigilante, se met progressivement à régner dans la salle.

Les gens n’écoutent plus la pièce. Ils essayent de guetter, de deviner l’instant où l’acteur sur la scène se débrouillera pour escamoter le chapeau et le passer à temps au collègue suivant.

Personne ne trouve. Ces acteurs diaboliques ont leur truc – ils font les cent pas, ils discutent, on ne voit rien de spécial – tout d’un coup, abracadabra, le chapeau qui l’instant d’avant traînait paresseusement sur une table, ou suspendu à une patère, ou encore brandi dans la main d’un comédien, ce chapeau n’est plus nulle part, ils l’ont fait disparaître des tréteaux pour qu’il fasse son entrée glorieuse sur la tête d’un nouveau compagnon, que le public n’avait pas encore vu.

À la fin du deuxième acte, au début du troisième, la salle est surexcitée – ils observent la scène, haleine retenue, ardents et enfiévrés. Comme aux points charnières d’un drame policier à suspens bien bâti, un succès mondial, le public ne se tient plus, les gens gigotent, se penchent, allongent le cou, leur cœur palpite – rien à faire ! On n’arrive pas à déchiffrer la malice.

Les comédiens ne se doutent de rien. Ils écarquillent les yeux pendant leur jeu, agréablement surpris de leur faramineux et inattendu succès – ils n’en ont jamais eu de tel depuis Le Procès de Mary Dugan[1] : comment expliquer cela ?

Il s’est passé ce qui se passe quand nous entendons dire qu’un succès est imprévisible.

On prétend souvent que le succès ne dépend pas de ce que le dramaturge et les comédiens ont investi et construit dans la pièce. Il dépendrait d’aléas imprévisibles que seul le public saurait expliquer s’il avait les moyens de parler et de juger.

J’ai toujours douté de cette superstition. Aujourd’hui je l’admets.

 

Brassói Lapok, 1er août 1929

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[1] Pièce de théâtre et film américain (1929) de Bayard Veiller (1869-1943)