Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Berlin, août 1912
Le Panoptikum Castans, aux dimensions dignes d’une métropole, construit avec beaucoup d’argent, illuminé de projecteurs bruyants, avec ses affiches vertigineuses, se tient là, au beau milieu de Friedrichstrasse. Dans son voisinage s’entassent les cafés les plus prestigieux et les grands magasins de six étages du Passage de Berlin – c’est ici que se croise en un tourbillon le défilé d’autos de Unter den Linden et la circulation étourdissante de Friedrichstrasse – sur la chaussée lisse comme un miroir Monsieur Meyer sur le toit de l’omnibus n° 5 s’écarte pour laisser galamment le passage à l’automobile de l’empereur Guillaume. Un morne soir de dimanche pluvieux, resté seul, étranger et incrédule même à moi-même parmi tous ces étrangers, je m’attardais ici devant ce musée de cire en déchiffrant dans mon désespoir les affiches criardes et brutales : comme elles sont brutales et agressives – je fus pris de cette curiosité hésitante et triste qui quelquefois, dans les minutes de désespoir nous rend désirable d’oublier ce que nous aimons : nos pensées et nos sentiments, et nous pousse à descendre des escaliers sales et malodorants, pousser la porte de buvettes des faubourgs, nous asseoir au milieu de soldats ivres et beuglants, ou un billet gratuit d’opéra dans la poche pour aller écouter du Wagner, entrer au théâtre de puces et assister à la représentation avec le dernier roman de d’Annunzio dans la poche, ou pour cinq sous acheter un numéro de Planet et le lire attentivement, piétiner bêtement et longuement au milieu d’une foule compacte où un ouvrier a été écrasé, et dans une demi-conscience tétanisée, écouter longuement et attentivement un crieur de foire devant l’entrée d’un chapiteau.
C’est dans un tel état que j’ai acheté l’autre jour une entrée au Panoptikum et j’ai monté les escaliers décorés et j’ai poireauté devant les statues de cire des empereurs et je m’émerveillais de leur immobilité, en leurs vrais habits, avec leur vraie barbe et leurs vrais cheveux. Il était sept heures du soir, j’avais déjà peur – pourtant le premier étage ne montrait que des idylles et le bonheur : des fées dansent derrière des vitrines et des mères souriantes se penchent sur des berceaux. Quelques situations amusantes tout au plus – un troufion a renversé la soupe d’une vraie assiette sur le tablier de la ménagère et la soupe se répand sur le plancher. Je longe toute la salle et je me demande quelle sorte de souvenir secret, quelle ancienne peur inconnue est ce qui m’attriste et me désespère chaque fois que je vois des figures de cire. Au bout de la salle une petite porte étroite s’ouvre sur un escalier en colimaçon – un écriteau : « Schreckenskammer – nur für Nervenstarke » - Chambre des horreurs, réservé aux nerfs solides – ils sont justement sur le point de la fermer, il n’y a plus personne en haut.
Je frissonne puis je me ressaisis et je
me mets à rire. Quoi donc ? Une stupide et grossière tradition paysanne
d'effrayer ferait-elle son effet sur moi, homme civilisé qui, attentif et
discipliné, ai assisté sans broncher aux interventions les plus incroyables de
chirurgiens célèbres, qui en élégante blouse blanche ai disséqué les poumons de
cadavres pendant qu’en retirant mes gants j'examinais l'étiquette attachée à la
cheville de suicidés nus au sous-sol de la morgue de la rue Szvetenay.
Sottise. Attendez, dis-je au gardien, et je lui donne un pourboire, j'ai encore
envie de monter, revenez plus tard. Et je monte l'obscur escalier en colimaçon,
et à la lumière d'une pauvre veilleuse je parcours les pièces désertes,
résonnant de vide, et je scrute les recoins, visiteur solitaire, je traîne. Je
frissonne, interloqué, dès la montée de l'escalier : un homme pendu
descend de la voûte noire au-dessus de ma tête. Quelle idée saugrenue, me
dis-je nerveusement, et je poursuis ma route. L'air est lourd et confiné. La
grille d'une lucarne de cave à demi baissée, la barre de fer pointue de la
grille a transpercé les poumons d'un cambrioleur en train de remonter de la
cave. Pur naturalisme, c'est entendu, et puis après ? Bon, un homme
décapité. Un ouvrier coupé en morceaux tel que le tramway qui l'a écrasé l'a
laissé. Un escalier, un tunnel encore plus sombre. Allons, on y va. Une mère à
l'agonie, jaune, qui découpe son enfant. Deux assassins étranglent un homme
dans la pièce obscure, un autre est tiré de son lit en chemise de nuit, son
crâne fendu en deux, touche le sol, son pied s'est accroché dans le châlit. Les
tortures de l'inquisition… Un adolescent de quatorze ans assassiné, il lui
manque la moitié de la tête… Et ça, là-bas, qu'est-ce que ça peut être ?…
Un trou obscur… j'hésite… Je me penche au-dessus pour l'observer… Un cercueil
putréfié, enterré, une de ses planches grince et se soulève… Le visage d'un
cadavre gris cendreux, défiguré, rampe vers l'eau, ses yeux vitreux sont
ensanglantés, sa bouche béante cherche de l'air… Un faux cadavre que l'on a
inhumé et qui maintenant enfonce ses ongles en sang dans la planche…
Mais quoi ? On n'a tout de même
pas fermé la porte en bas ? Où est parti cet imbécile ?… Je ne vais
tout de même pas passer la nuit ici… Et puis j'ai froid, mes mains sont
glacées… je presse le pas vers la sortie… C’est par où déjà ?… Et pourquoi
il n'y a pas ici un éclairage correct… J'ai un haut-le-cœur : dans une
glace j'aperçois mon propre visage… une figure de cire parmi les autres… Comme
elle est effrayée, blême, haïssable maintenant cette figure… J'imagine dessus
une longue balafre ensanglantée, le liquide épais et souillé suinte de mon
front tailladé sur ma chemise blanche. Et tout à coup j'ai le sentiment
inconfortable et effrayant que cela est possible.
Comment se fait-il que ces méchantes
cires brutes fassent de l’effet et que signifie tout ce cauchemar
obsédant ? Oui, j'ai vu des cadavres et des plaies dans la réalité, et
cent fois j'ai ressenti et pleuré à travers eux la fragilité misérable de mon
corps humain. Mais tout ce que nous prenons soin de vite dissimuler, de recouvrir
de terre car ils ne sont pas propres à révéler un imaginaire agréable, est ici
reconstruit en cire, avec un artifice et un perfectionnisme cruels. Des
cicatrices ouvertes et béantes qui ne pourront jamais guérir ni tomber en
poussière ont été reconstituées en cire et en peinture ; elles demeurent
en place pour claironner leur propre vérité en leur brutale vulgarité, comme
fait la servante sentant l'eau de vaisselle : voilà comment nous sommes.
Qui oserait prétendre que ce n'est pas de l'art ? Ce "genre artistique"
exprime aussi bien que les autres l'essence principale de tous les arts :
saisir l'instant, le geste, qui autrement ne serait qu'éphémère. Celui qui a
fabriqué ces figures de cire a fait un travail d'observation honnête et
ambitieux parce qu'il a voulu fidèlement rendre la réalité.
Mais à qui s'adresse cet art
terrifiant, sans âme ? – tout ce qui me repousse. À qui procure-t-il un
plaisir, en qui provoque-t-il bon appétit et satisfaction, qui y a un intérêt
et qui y trouve réconfort, qui convainc-t-il de son droit d'existence, ce
"genre" qui se tue à prouver que nous sommes pétris de déchiquetures
de chairs poisseuses, que l'homme n'est qu'une outre douloureuse remplie
d'effluves puantes et immondes qui à la moindre coupure n'importe où, se décompose
en un tas répugnant ?… À qui procure-t-il un plaisir de retourner cette
outre et de s'amuser de voir qu'il est comme ça et de reconnaître par là même
qu'il n'est rien de plus ?
Je me retourne. Sur une traverse
s'alignent de revêches têtes jaunes : des têtes d'hommes, un nom sous
chacune. Autant de bonnes connaissances à moi, séparément et globalement, ce
sont les comédiens et en même temps le public de la chambre des Horreurs. Ce
sont les héros des faits divers et des entrefilets de la police, les collaborateurs
permanents, de tous les jours, de la rubrique des Désespérés : des petits-bourgeois écrasés par un tram, tombés
dans la soude caustique, cambriolés et assassinés au couteau et à la hache pour
trente forints ; ils se manifestent chaque nouveau jour, toujours à la
même heure, avec leur visage ensanglanté, ce sont eux qui transforment le
tragique en une banalité quotidienne et l'horreur en routine ; oui, ce
sont les protagonistes des Atrocités
paternelles, des Suicides effroyables,
des Massacres sanglants dans la rue Criss,
des Crimes ancillaires, des Nourrissons pendus, ils font tout autant
partie de nos lectures quotidiennes que le Bulletin météorologique ou le Carnet
mondain. Ce sont eux, les petits-bourgeois, qui sont alignés ici, lacérés et le
visage épouvantable, et ce sont eux qui reviennent ici guetter avec curiosité
et frisson ce qu'ils deviendront, sur quoi ils peuvent compter si la chance
leur sourit. Impressionnistes, futuristes, naturalistes, et vous tous,
zélateurs des nouvelles tendances littéraires, venez ici puisqu'il est votre
homme à vous, le petit-bourgeois, alors, vous ne l'embrassez pas ? Lui, il
assume et proclame ce que vous claironnez, que la culture du corps est la seule
culture qui vaille, et que seule la vie, la Grande Vie, peut être matière d'une
ambition artistique, la vie telle qu'elle est, dans sa grandeur et dans sa
laideur, sans ces ânes de vieux philosophes. Comment cela se fait-il que je ne
te voie pas ici, Oscar Wilde ? C'est bien ton Dorian Gray qui proclame que
seul le corps mérite qu'on s'en occupe, l'âme n'est que le cauchemar des
invalides et que l'Esprit ou l'Idéal jaunissent le nez des hommes.
Ci gît Dorian Gray que l'on a réussi à
stériliser de toute pensée ; eh bien, il présentait en effet assez bien
jusqu'au jour où un timon de charrette l'a par hasard renversé et à cette
occasion il s'est avéré que cette abstention de toute pensée et de tout
sentiment nuisibles n'a pas suffisamment mis ses intestins en beauté. Car il
est le chouchou du petit-bourgeois, et le petit-bourgeois que tu as tant
méprisé, il se place à tes côtés, il te tapote l'épaule et clame : il n'y
a assurément que le corps, voyez-vous ; tout le reste, romans, théâtres,
pensées, n’est qu'âneries. Restituer la vie telle qu'elle est, sans rien y
ajouter, eh bien, Messieurs les jeunes esthètes, vous en aviez la bouche si
pleine que d'autres ne pouvaient pas prendre la parole à cause de vous, eh bien
maintenant vous êtes servis, vous avez là la Vie dans sa réalité brute et votre
compagnon de combat, le petit-bourgeois, qui vous écoute. Vous voyez, il y a là
dans le coin une chambre à coucher bien réussie, le cadavre d’Émile Zola, dans
l'état naturaliste où le gaz l'a tué. Son visage jaune cire est légèrement
exorbité, ses bas ont glissé, il a dégringolé de son lit. Réservé aux systèmes
nerveux solides et aux écrivains réalistes.
De l'air, vite, j'étouffe ! De l'air et un beau vers d'un beau poème, et une très longue gorgée d'une musique magnifique et révoltée qui n'a pas de parole comme le corps, qui n'a que son élan comme l'âme, et vite une métaphore sur la vie en échange de la vie ; de l'air !
A Hét, 25 août
1912
[1] Chambre des horreurs
[2] Après l’introduction, le texte est le même que Figures de cire dans les recueils Deux Bateaux et Panorama.