Frigyes Karinthy : "Intimités d’écrivains"

 

 

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pÉnurie de papier

 

Nous sommes dans la situation confortable où nous pouvons enfin vous rendre compte de l’histoire authentique et exhaustive de la grande pénurie hongroise de papier dans les détails : si malgré tout, ce reportage vous paraît bref, je vous prie de considérer que c’est parce que cette histoire nous a vraiment exténués.

Nous avons feuilleté tous les documents existant sur l’affaire – ce n’était pas un mince travail, mais son résultat a été payant – nous y reviendrons.

Tout d’abord il convient de préciser que le gouvernement a montré la plus extrême bienveillance dans ses démarches consciencieuses.

La meilleure preuve en est qu’à l’époque déjà où la pénurie n’était qu’ébauchée, autrement dit quand le mal n’était que latent, sans nullement prendre le problème à la légère, le gouvernement s’y est attaqué et a invité les cercles compétents à lui exposer la situation.

Les cercles compétents ont présenté au gouvernement une note détaillée, sans manquer de préciser l’étendue et l’importance de la pénurie de papier.

Ce document fut transmis sans délai à la Sous-commission du Département Ministériel de Vérification de l’Industrie du Papier d’où, revêtu du cachet officiel, il est parvenu à la Représentation Générale des Timbres Fiscaux de la Forfaitisation du Centre d’Élaboration des Fibres, institution qui, sous le signe d’une vignette "urgent", a été enjointe par la Surveillance Libéro-ligneuse de la Section Bilan du Sous-comité de la Filière Supérieure Commune de ne pas manquer de joindre les documents au courrier partant à la Codirection Collectrice d’Assiettes de faucons Contribuables Déliquescents.

Ici, une légère erreur s’est malheureusement produite qui n’a pas été sans effet sur l’affaire et que nous avons réussi à reconstituer. En effet, le bureau d’enregistrement de cette dernière autorité a tapé à la machine la requête en bonne et due forme ; nous avons eu le document en main et nous avons constaté qu’à un endroit la demoiselle dactylographe a écrit "tapir" au lieu de "papir" en hongrois, et par la suite c’est cette expression qui a figuré sur la couverture du dossier.

Il était important que cela soit précisé dès le début pour vous faire comprendre pourquoi de cette administration le dossier est parvenu à la Direction Rive Gauche du Muséum d’Histoire Naturelle d’où il a sans délai été transféré au rapporteur du Service Ministériel de Supervision de la Direction du Jardin Zoologique.

À partir de ce moment les démarches se sont franchement accélérées. À peine deux mois plus tard, le Jardin Zoologique a officiellement été invité à rendre compte avec diligence de ce dossier pour répondre à l’appel direct du cabinet du Conseil des Ministres, étant donné que le gouvernement s’intéressait vivement à l’affaire.

Dans les documents datés des deux mois suivants à compter de la date du susdit dossier, nous n’avons rien trouvé de particulier : seulement au début du mois en cours la pile de dossiers s’est enrichie d’une mention manuscrite. En effet le rapporteur du département compétent a refermé respectueusement le dossier et l’a retourné au cabinet du Conseil des Ministres avec la mention : « comme il ressort de l’annexe B du point quatrecentsoixanteneufmillesixcentquatrevingtsept – conformément à l’avis du directeur du Jardin Zoologique, on peut effectivement parler d’une certaine pénurie de tapirs, étant donné que les deux jeunes tapirs nés deux années auparavant sont morts, néanmoins cette pénurie ne revêt pas des dimensions alarmantes au point de dérégler le fonctionnement normal de l’institution. »

Affublé de cet avis, le dossier est revenu à son point de départ où, après certaines démarches, on a identifié l’erreur et relancé la procédure d’acheminement vers le gouvernement. Le problème est que pendant ce temps la pénurie a pris de telles proportions qu’il n’était plus possible d’y remédier, car il n’y avait plus suffisamment de papier pour enregistrer la procédure. Toutes les réserves disponibles ont été épuisées par les documents du dossier traitant durant deux ans l’affaire de la pénurie de tapirs.

 

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