Frigyes Karinthy : "Intimités
d’écrivains"
quand MÊME "un bon poÈte"
Voilà des
années, un rédacteur avait l’intention
d’écrire un papier dithyrambique sur Sándor Csizmadia[1].
Il était sur le point d’en entamer l’écriture quand
il se dit qu’il valait mieux s’informer d’abord sur les
appartenances religieuses de Csizmadia. Un peu de
prudence ne peut jamais faire de mal…
Il
a donc fait parvenir un petit mot vague à Csizmadia,
lui demandant de fournir quelques données autobiographiques, et
notamment quelle était la profession de son père. Plus tard,
quand il eut lu la réponse, il s’écria avec ahurissement :
- C’est
inouï, comment peut-on faire confiance à quelqu’un ? Il
écrit lui-même que son père était un
sacrificateur ! C’est fort de café ! Le père de
Petőfi était boucher, celui de Csizmadia
sacrificateur !
Monsieur le rédacteur se persuada
alors que les poèmes de Csizmadia
n’étaient en réalité pas aussi beaux qu’il
l’avait cru à la première lecture, et d’ailleurs leur
auteur n’était pas vraiment digne d’être
mentionné. Et le jour où il croisa celui de ses collaborateurs
qui avait attiré son attention sur le recueil de poèmes de Csizmadia, il ne résista pas à le couvrir de
reproches acerbes :
- Mon
cher ami, tu aurais pu me dire un peu plus tôt que le père de Csizmadia était sacrificateur !
- Mais
c’est tout simplement impossible ! Je le connais depuis toujours. Il
a toujours été un bon chrétien.
- Tu
ne me crois pas ? Vois toi-même sa lettre, il l’a
écrite de sa main, il dit que son père était
sacrificateur !
Le
journaliste lut la lettre, ébahi, puis éclata de rire :
- Monsieur
le rédacteur, ici ce n’est pas sacrificateur, mais
certificateur !
Alors
Monsieur le rédacteur revint à ses premières impressions
et resta persuadé que ce Sándor Csizmadia
était quand même un bon poète.
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l’hypocondriaque
Cette histoire est celle
d’un écrivain HYPOCONDRIAQUE qui s’imagine être le
détenteur malheureux de toutes les maladies.
Il
lit constamment des livres médicaux, il déambule avec un
thermomètre sous le bras, son portefeuille est bourré
d’ordonnances et s’il est enrhumé, il se couche
aussitôt au lit, persuadé que c’est la tuberculose.
Ce
spécimen archétypique des malades imaginaires courut un jour, le
visage blême, les lèvres tremblantes, consulter son médecin
de famille qu’il voyait de toute façon au moins trois fois par
semaine :
- Cher
Docteur, figurez-vous, depuis deux jours j’ai une faim de loup et je dors
comme un loir ; est-ce grave,
Docteur ?
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le secret
d’un Échec
Comme au parlement, il y
avait une certaine tension dans l’air entre les députés et
les journalistes, le rédacteur Andor
Szakács
rapporta que des conflits avec les représentants de la presse
s’étaient aussi produits au parlement français : un
jour un député clérical qui n’avait jamais encore
pris la parole dans l’hémicycle, mais qui ne lisait pas les
journaux non plus, s’était laissé aller à dire dans
les couloirs :
- Il
faudrait chasser tous les journalistes du parlement !
Pour
quelle raison en voulait-il aux journalistes, cela restera un secret, mais une
chose est sûre : ceux-ci prirent très mal la chose et se
demandèrent s’ils devaient boycotter le député en
question ou aller jusqu’à s’absenter totalement de
- Je
vais me charger de ce monsieur, avait-il dit.
Depuis
lors, jour après jour, le malheureux député
clérical était cité dans le Figaro affublé des citations suivantes :
- Vive
l’amour libre !
- À
bas les curés !
- Vive
la bigamie !
- Crève
l’église !
Il
supporta ce traitement durant quelques jours puis poussé au
désespoir il alla se plaindre à la rédaction, où il
fut rapidement éconduit.
- Je
regrette, lui dit le correspondant parlementaire, j’ai bien entendu vos
interjections…
Le
député s’exila de Paris, il rentra dans sa circonscription.
Dès son arrivée, ses électeurs
l’interpellèrent :
- À
quels blasphèmes vous êtes-vous laissé aller ?
Il
protesta en tremblant de fureur :
- Non
seulement ce n’étaient pas mes dires, répliqua-t-il, mais
je n’ai encore jamais rien dit au parlement !
Cela
ne fit qu’en rajouter à la colère des
électeurs :
- Non
seulement vous n’avez fait aucun discours, mais vous n’avez
même jamais rien dit ? On en tiendra compte !
Au
scrutin suivant il perdit bien sûr sa circonscription. Après
cela… il se fit journaliste.
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mÉmento
Au
cercle des journalistes la discussion portait sur les grands journaux
satiriques internationaux. Les francophiles prenaient position pour "Le
Rire"[2]
et pour "L’assiette au beurre"[3],
les germanophiles défendaient le "Simplicissimus"[4],
voire en partie le "Fliegende"[5].
Les titres et les arguments voltigeaient. Quelqu’un remarqua que Zsigmond Szőllősi,
l’éminent homme de lettres, se caressait le menton chaque fois
qu’on mentionnait le "Fliegende".
- Pourquoi
faites-vous cela ? - finit-il par lui demander.
- Écoutez,
répondit Szőllősi, le "Fliegende", je le lis toujours chez mon barbier et je
n’y peux rien, c’est plus fort que moi, chaque fois qu’on
l’évoque, je me touche le menton : ai-je besoin d’aller
me faire raser ?
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un bon
dÉjeuner
Lors d’un
déplacement en province, Frigyes
Karinthy fut invité pour
déjeuner dans une maison bourgeoise. L’ambiance était fort
allègre, toutefois, de façon surprenante, le déjeuner ne
consistait qu’en deux plats, laissant les convives sur leur faim.
À
l’issue de ce déjeuner frugal ils se levèrent de table et
le maître de maison balaya son regard souriant sur les jeunes
invités et dit :
- J’espère
vous revoir bientôt pour déjeuner.
L’écrivain,
avec son sens de la repartie, jeta un regard amer sur les restes du maigre
repas et répliqua :
- Tout de suite, si vous voulez.
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interdiction
mÉdicale
Un
des messieurs fréquentant la rédaction de Pesti Hírlap était un gros fumeur, sans pouvoir
être soupçonné de dépenser trop d’argent pour
ses cigares. Il empruntait
plutôt ses cigares qu’il ne les achetait. Or il était
l’inventeur d’une nouvelle forme de pomper des cigares, voici comment :
- Écoute,
mon vieux, mon médecin m’a interdit de fumer, pour cette raison je
n’ai même pas apporté mon étui à cigares, mais
j’ai envie d’en allumer un ; tu peux m’en passer
un ?
Et
on lui en passait.
Mais
ce discours devint trop bien rodé. Deux à trois fois par jour on
entendait désormais :
- Mon
médecin m’a interdit de fumer…
Imre
Berkes
perdit patience. Il lui cria :
- J’ai
déjà vu des médecins qui interdisent de fumer le cigare,
mais qui est donc cet insolent médecin qui vous interdirait d’en acheter ?
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le poÈte crieur de journaux
Un
petit cahier vert contenant le recueil des poèmes d’un crieur de
journaux, Gyula Bakti,
et qu’il vendait, fit sensation dans la nuit de Pest, et en particulier
dans celle de Terézváros et de Erzsébetváros[6].
Le
titre du recueil du poète crieur de journaux était "La
Nuit", parce que le poète vivait, trouvait l’inspiration,
vendait ses journaux principalement de nuit, il fréquentait les
cafés nocturnes et, en arpenteur de la nuit qu’il était, il
lui arrivait forcément d’être parfois partie prenante
d’une rixe après minuit et, dans ce cas, la police ne manquait pas
de "se renseigner sur son compte".
Il
transmit un exemplaire gracieux du cahier vert à l’officier de la
préfecture de police Ákos Diener, entre autres.
En
tant qu’auteur authentique, il écrivit une dédicace sur la
page intérieure du cahier. Il écrivit :
« En hommage au metteur en danger permanent de ma
liberté personnelle. »
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ThÉÂtre en langage des fleurs
Un
jeune auteur écrivit une opérette et la présenta au
Théâtre Royal. Il avait achevé son travail en province et
l’avait envoyé à Budapest par un courrier postal.
Par
modestie, ou peut-être afin d’être moins taxé pour
l’envoi de l’épais manuscrit, il écrivit sur
l’emballage :
« Échantillon
sans valeur ! »
Dans
une lettre jointe au manuscrit il priait le directeur de lui renvoyer son texte
en toutes circonstances quelle que soit sa décision de la monter ou non,
car il souhaitait encore y ajouter quelques paroles de chansons.
Le
directeur Beőthy lut la pièce, la trouva
bonne et décida sur-le-champ de la monter.
Il
en avertit l’auteur de la façon suivante :
Il
emballa le manuscrit, il rédigea l’adresse et y ajouta :
« Échantillon
d’une valeur de 4000 couronnes ! »
L’auteur
y apprit non seulement que sa pièce était acceptée, mais
aussi qu’une avance de 4000 couronnes les attendait, lui et le
compositeur, au guichet du théâtre.
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les
coauteurs
iksa
Bródy[7]
écrivit une farce avec Ferenc Martos[8].
Un jour, avant la représentation, il fut abordé dans un
café par un parent :
- Dis
donc, il doit être bigrement difficile d’écrire une
pièce de théâtre, n’est-ce pas ? A fortiori une
farce qui doit faire rire !
- Pas
si difficile que ça, répondit brièvement Bródy car
il n’avait aucune envie de poursuivre cette conversation mal
démarrée.
- Ne
fais pas le modeste, insista le parent, ce doit être terriblement
difficile. Néanmoins je trouve exagéré de vous être
mis à deux pour le faire…
Bródy
envoya ainsi paître ce parent importun :
- Allons,
allons, ignores-tu qu’il faut toujours deux écrivains pour
écrire une pièce ? Tu sais bien qu’au
théâtre il y a des dialogues. Ce que dit un personnage est
écrit par l’un des écrivains et ce que dit l’autre
est écrit par l’autre. Bien sûr d’autres
méthodes sont également possibles : l’un écrit
les voyelles, l’autre les consonnes…
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ndre
Ady[9]
qui a longtemps vivoté dans des conditions matérielles pas
particulièrement bonnes, a enfin touché un jour une relativement
grosse somme d’argent. Son premier chemin le conduisit chez un horloger.
Depuis des années il avait tant envie d’une belle montre suisse,
il se dit que le moment était enfin venu de s’en offrir une.
Après
de longues négociations avec l’horloger ils finirent par se mettre
d’accord. Le marchand lui parla très respectueusement et lui
lâcha la montre pour quatre-vingts forints en lui disant :
- Pour
un autre, c’est quatre-vingt-dix, mais pour vous c’est quatre-vingt
car je lis vos merveilleux poèmes avec tant d’admiration.
Cela
réjouit le poète qui déboursa les quatre-vingts forints
sur le champ. Mais dès que l’horloger rentra en possession de la
somme son enthousiasme sembla diminuer quelque peu. Et le poète
l’interrogea :
- Combien
de temps marche cette montre d’un seul tenant ?
- Un
jour.
- Et
combien de fois faut-il la remonter par jour ?
- Une
fois.
- Et
quand faut-il la remonter ?
C’en
était assez pour l’horloger. Il répondit avec
impatience :
- Le
matin !
- Hum,
dit le poète. – Ça ne va pas le soir ?
L’horloger
perdit définitivement son flegme :
- Non.
- Pourquoi ?
- Car
habituellement le soir vous êtes
ivre.
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le livret
erczeg[10]
qui ces temps-ci redevient à la mode en tant que "parolier",
raconta pourquoi autrefois il avait perdu l’envie d’écrire
des livrets.
C’est
une conversation menée avec un vieux compositeur populaire de ses amis
qu’il lui en avait fait perdre le goût.
- C’est
tout de même terrible qu’on ne soit pas capable de trouver chez
nous un livret d’opéra digne de ce nom ! – se plaignait
le vieux compositeur devant lui.
- Comment,
s’étonna Herczeg, alors que vous avez déjà
écrit plusieurs opérettes ?
- Oui.
J’en ai écrit deux. Mais l’une a fait un four. Vous pouvez
imaginer à quel point le livret en était idiot, si même ma
musique n’a pas été fichue de le sauver !
- Mais
l’autre a fait un tabac !
Ferenc
- Oui.
Elle a bien marché. Mais vous pouvez imaginer à quel point ma
musique a été brillante si
elle a pu sauver un livret aussi sot !
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la
mÉlodie
Le
compositeur Jenő Fehér alla
trouver Andor Gábor et lui dit avec enchantement :
- Monsieur,
j’ai lu aujourd’hui votre poème, et je vous assure que
c’est une merveille ! Je viens pour demander votre autorisation de
le mettre en musique.
L’écrivain
répondit courtoisement :
- Oh,
si vous pensez cela faisable, très volontiers !
- Faisable !
Diable ! Depuis dix ans personne n’a écrit une poésie
aussi "faisable". La chanson qui pourra être composée
là-dessus !... Je vous demanderais juste un petit service.
- Qu’est-ce
que c’est ?
- Ajoutez
s’il vous plaît une strophe supplémentaire.
Gábor
se gratta le menton méditativement.
- Hum.
Encore une strophe ? Je crains que cela ne nuise à
l’équilibre du poème… Mais soit ! Je
l’écrirai.
- Encore
quelque chose. Transposez, s’il vous plaît, le poème sur un
autre sujet. Sur un amour malheureux par exemple, cela fait beaucoup
d’effet.
Cette
fois Gábor répondit en colère :
- Pourquoi
pas tout de suite un autre poème ?
- Non,
non, surtout pas, ce serait dommage pour ce beau poème. Gardons-le, mais
avec un autre contenu et plus long d’une strophe… Ah, quel beau
poème ! Quel poème sublime !
- Mais
si ni son contenu, ni sa longueur ne vous conviennent, qu’est que vous
aimez tant là-dedans ?
- Son
rythme, Monsieur, son rythme !... En réalité j’ai
déjà une mélodie pour ce rythme, il y manquait juste les paroles…
[1] Sándor Csizmadia (1871-1929). Poète, journaliste, homme
politique.
[2] "Le Rire": journal
satirique fondé en 1894 - a paru jusque dans les années 50.
[3] "L'assiette au
beurre": journal satirique de tendance anarchiste. Il a paru de
1901à 1912.
[4] Simplicissimus : journal
satirique allemand. Il a paru de 1896 à 1944, puis de 1954 à
1964.
[5] Fliegende
Blätter : Journal satirique allemand: il a
paru de 1845 à 1944.
[6] Quartiers du centre de Budapest
[7] Sándor Bródy
(1863-1924). Écrivain, journaliste.
[8] Ferenc Martos.
Librettiste.
[9] Endre Ady (1877-1919).
Poète. Porte-drapeau du renouveau de la poésie et de la
pensée sociale en Hongrie
[10] Ferenc Herczeg (1863-1954).
Auteur dramatique.