Frigyes Karinthy : "Intimités
d’écrivains"
guthiades
L’humoriste
constamment allègre, Soma Guthi[1],
au milieu d’une partie de piquet acharnée, laissa tomber une
couronne. La petite pièce d’argent roula sous la table, et Gutius héla un des garçons du club "Le
Foyer" :
- Venez !
Êtes-vous intéressé par une couronne ?
- Et
comment, Monsieur !
- Alors
mettez-vous à quatre pattes et cherchez, elle est quelque part sous la
table, trouvez-la et rendez-la moi.
*
Dans
l’après-midi, les consommateurs les plus populaires du café
New York sont Soma Guthi et Samu Fényes[2],
tous les deux auteurs dramatiques et avocats.
Guthi et Fényes boivent leur café à la
même table depuis des années, et leur relation amicale n’est
aucunement altérée par les taquineries qu’ils se font jour
après jour.
Guthi traite constamment
Fényes, porteur comme chacun sait d’une
barbe vénérable, de dramaturge à barbe postiche.
Un
jour, Fényes s’approche de la table et
entreprend de raconter un cas judiciaire intéressant.
Guthi l’interrompt
d’un rapide geste de la main et dit d’une voix tonitruante :
- Arrête !
Si tu veux me parler, eh bien... retire d’abord ta barbe.
*
Un
écrivain vieillissant qui publie quelquefois des nouvelles dans les
quotidiens, mais personne ne les lit, fit un jour apparition au Foyer.
Guthi court jovialement
à sa rencontre et lui dit à haute voix :
- Vous
tombez bien ! J’aurais une importante transaction commerciale
à mener avec vous.
L’autre
lève un regard interrogateur sur Guthi.
- Quelle
transaction ?
- J’ai
fait une invention que je compte breveter. Étant donné que
j’ai besoin de vous, je veux vous prendre comme associé.
L’écrivain
devint tout excité. Guthi poursuivit :
- Mon
invention rend l’éther inutile...
- L’éther ?
- Oui,
l’éther. Vous savez, l’éther utilisé pour
endormir les malades qu’on veut opérer.
- Et
en quoi consiste votre invention ?
- Le
succédané de l’éther, répondit Guthi, vos nouvelles : on en fait la lecture au
malade, et il s’endort.
*
Chacun
sait que Soma Guthi est chauve.
Un
beau jour il surprit ses amis en compagnie desquels il avait coutume de prendre
son café de l’après-midi : on aurait dit que ses cheveux
avaient poussé.
Ils
lui demandèrent le secret de ce miracle.
Guthi sortit un petit
flacon de sa poche dans lequel étincelait un liquide sombre et brillant.
- C’est
grâce à ce traitement. Il m’a été
recommandé par une connaissance autrichienne qui m’a passé
le nom et l’adresse d’une firme viennoise où je pouvais le
commander. Et je l’ai commandé. Le premier flacon n’a fait
aucun effet, le second non plus, le troisième encore moins, ni le quatrième,
et ainsi de suite jusqu’au sixième. Le septième a fait de
l’effet.
Chacun
s’émerveilla.
- Et
comment ? Se sont-ils mis tout à coup à pousser ?
- Oui,
tout à coup. Parce que, après sept flacons, la firme livre une
perruque gratuite aux clients. Voilà !
Là-dessus
il leva courtoisement son postiche.
*
Un
commerçant très gros s’assoit au café à la
table de Soma Guthi.
Il
ne dit pas un mot, il reste assis et fixe rigidement son regard sur Guthi qui, connaissant à peine la personne, a du mal
à s’expliquer ce qui lui vaut cet honneur.
Il
décide de chasser l’intrus au moyen d’une vieille blague. Il
lui dit :
- Je
n’aimerais pas être dans votre peau.
- Pourquoi ?
– demande le gros.
- Parce
que je flotterais dedans.
Le
gros se lève sans mot dire, il s’incline et dit :
- Merci.
C’est
au tour de Guthi de s’étonner.
- Pourquoi
me remerciez-vous, Monsieur ?
- Parce
que j’ai gagné cinq cigares.
- ??
- J’ai
en effet parié avec un ami que si je m’asseyais à cette
table, vous me chasseriez par une blague. J’ai gagné mon pari.
*
Maître
Soma Guthi quittait le champ de course
pour se rendre au "Foyer". Plusieurs l’encerclèrent pour
lui demander ce qui s’était passé aux courses.
- J’ai
eu une chance inouïe ! - répondit Guthi.
Tout
le monde s’extasia et voulu connaître cette chance, d’autant
que l’excellent dramaturge était un joueur des plus malchanceux
aux courses.
- Figurez-vous :
j’y étais allé avec cent couronnes dans la poche. À
la première course j’ai misé 20 couronnes sur le 20 ;
j’ai perdu. Survint la deuxième course, j’ai encore
misé 20 couronnes, je les ai aussi perdues. À la troisième
course, mon cheval est arrivé non placé ; et j’ai
perdu aussi à la quatrième. Il me restait encore 20 couronnes.
J’ai misé deux couronnes sur le deux, perdu, et à la
sixième course j’ai perdu mes dix dernières couronnes.
L’auditoire
n’y comprend rien.
- Où
est donc cette chance énorme ? - lui demande-t-on.
- J’ai
trouvé par terre un trèfle à quatre feuilles.
*
Soma
Guthi fut
chargé par un de ses amis de province de lui trouver à louer un
petit logement agréable mais pas cher à la capitale.
L’illustre auteur de farce se lança donc dans cette recherche
fastidieuse. Il parvint à trouver sur le boulevard Erzsébet un
sympathique appartement au troisième étage.
- Quel
en est le prix ?
- 700
forints.
Ce
n’était pas cher et c’était convenable.
- Je
le prends, dit Guthi, et je verse tout de suite une
avance. Combien voulez-vous ?
- 70
forints.
Il
mit la main dans sa poche pour sortir de l’argent, quand il
s’aperçut que l’occupant actuel du logement faisait des
gestes désespérés derrière le dos du concierge. Il
désignait tantôt les murs, tantôt le lit, il arrondissait
les lèvres comme pour dire :
- Pun... pun... pun...
Guthi ne perdit pas de
temps pour comprendre qu’il y avait des punaises. Mais il résolut
la situation d’une manière digne d’un humoriste. Avant de
tendre l’argent au concierge, il alla à la fenêtre. Il
regarda dehors. Il feignit la surprise :
- Concierge !
– cria-t-il, effrayé. – Qu’est-ce que c’est, cet
immeuble en face ?
- Celui-là ?
L’Office des Brevets.
Guthi remit
l’argent dans sa poche :
- Comment ?
L’Office des Brevets ? Vous voulez me faire habiter en face de
l’Office des Brevets ? Vous osez louer un appartement dont les
fenêtres donnent sur l’Office des Brevets ? Vous en avez du
culot ! Pas question que je loue ici ! Au revoir !
Et
il s’enfuit.
*
Une
nombreuse compagnie est allée en excursion à la campagne avec
l’idée préconçue de faire une longue
randonnée pour se fatiguer et de s’asseoir ensuite pour casser la
croûte dans une petite taverne où on mange bien et pas cher.
Ils
se fatiguent, ils s’assoient, ils commandent du beurre. L’un
d’eux, Soma Guthi, fixe le beurre avec des
yeux soupçonneux.
- Que
regardes-tu ? – lui demande-t-on.
En
guise de réponse, Guthi retire du beurre un
long cheveu.
- Garçon,
crient-on à la cantonade, emportez ce beurre !
Le
beurre est remplacé. Tous les yeux scrutent cette fois le beurre, mais
c’est Guthi qui a les meilleurs yeux, car une
fois de plus c’est lui qui découvre un nouveau cheveu dans le
nouveau beurre. Ils appellent le garçon.
- Appelez
l’aubergiste !
L’aubergiste
arrive.
- Écoutez,
le rabroue Guthi, je m’en fiche si tous vos
beurres sont pleins de cheveux, mais alors qu’on nous précise
qu’ici, il faut expressément commander
du beurre chauve...
*
C’est
encore Guthi
qui a raconté ce qui suit sur "l’homme ponctuel".
Un
grossiste a embauché pour la saison d’été un jeune
débutant pour des missions de VRP en province. Au moment de la signature
du contrat, il adressa au jeune homme très ému le discours
édifiant et paternel suivant :
- Écoutez,
mon jeune ami, je vous octroie un salaire mensuel de soixante forints.
C’est peu, mais ça suffit pour quelqu’un qui débute.
Je vous donne en outre un abonnement pour les chemins de fer et, ce qui est le
principal, cinq forints supplémentaires d’indemnités
journalières. Ça, c’est beaucoup ! Vous pourrez vous
constituer une jolie petite cagnotte. Car vous, un jeune débutant,
devrez descendre dans les hôtels les moins chers, les plus modestes.
Vous, jeune homme modeste, pourrez prendre vos petits-déjeuners dans une
simple buvette, vous pourrez prendre vos déjeuners dans une petite
taverne et pour votre dîner vous vous achèterez une saucisse de
Debrecen. Rien de plus onéreux, juste une saucisse de Debrecen. Vous
verrez, je ferai de vous un homme ! Vous pouvez disposer. Encore un mot.
Il est inutile de vous dire que j’exige le respect littéral de
toutes mes instructions !
- Oui,
patron, dit le jeune homme, et il prit la route.
Pendant
dix jours il se conforma rigoureusement aux instructions, mais le
onzième jour le grossiste reçut la dépêche qui
suit :
- Je me trouve à Pentele,
il y a une rupture de stock en saucisses de Debrecen dans toute la ville,
prière de me répondre par retour : que dois-je faire ?