Frigyes Karinthy : Eurêka

 

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"dans l’afrique la plus noire,

au milieu des fauves"

Les guillemets signifient que le titre ne vient pas de moi ; de tels titres viennent de moins en moins souvent de moi. C’est une attraction cinématographique à sensation qui s’intitulait ainsi ; c’est ma femme qui m’y a traîné sous prétexte qu’elle est incapable de regarder des choses comme ça.

Ça en valait la peine. L’expédition de Mr. et Mrs. Johnson dévoile pour nous fidèlement le monde infernal des forêts africaines. Au début on ne voit que des arbres et des champs, mais peu après évidemment ça va barder. Entre les troncs d’arbres qui s’écartent apparaît le premier fauve avec une tranquillité glaçante d’horreur : il se fait appeler gnou ou le diable sait quoi, probablement pour la brièveté du mot. Il ne laisse rien à désirer quant à l’authenticité – il déambule devant la caméra en balançant l’échine, puis du geste aussi soudain qu’irrésistible qui caractérise tant ces fauves sans foi ni loi, il se penche et arrache, les yeux éraillés, une grande touffe de l’arbuste inoffensif qui ne se doutait de rien. Ma femme pousse un petit cri près de moi et se blottit dans mes bras virils et musclés pour que je la protège. Mais déjà l’image change. Un troupeau de zèbres galope à travers le paysage : maillot rayé noir et blanc, bonnet mauve, galopades. Ils se font engloutir par le mystère maléfique du ciel africain – un seul reste sur place, jette un regard coquet à la caméra, façon Pola Negri[1], mais sur un geste impératif du cameraman, ce fauve s’éloigne aussi. Attention ! L’insert tremblote avec émotion sur le drap – nous voici arrivés à la séquence la plus critique de notre expédition ; encore une minute et nous voyons la descendance effroyable de la préhistoire habitée par les dragons, vision dantesque ressuscitée d’une imagination hallucinée – le rhinocéros ! Ma femme, terrorisée, opère une solution de continuité de la taille d’une noix, guérissant en au moins huit jours, en me mordant le biceps. L’instant suivant le fauve déchaîné louvoie déjà entre les monticules de sable, la tête penchée, visiblement affecté d’avoir été créé par Dieu sous une forme aussi monstrueuse, seulement bon à terroriser les femmes. Il veille à se montrer doux et paisible, mais attendez seulement, la bête ne tardera pas à s’éveiller ! Au demeurant, Mrs. Johnson présente une image passablement fashionable pour le mail de Leicester Square – d’un geste gracieux elle lève la raquette sur son épaule – je veux dire le fusil à balle explosive, et le retourne contre les fauves sanguinaires. Toute la sauvagerie, et je dirais, toute l’inculture du fauve va se révéler – au lieu d’attendre tranquillement la succession des événements, il baisse la tête, laboure la terre de ses pattes, se met à courir – impossible de freiner, de stopper sa course destructrice : c’est seulement la troisième balle qui le rappelle à l’ordre, il s’allonge et expire son âme furieuse.

Il y eut encore beaucoup d’autres bestiaux, girafes, éléphants, autruches – ils cavalcadaient sur l’écran à une allure effrayante, évoquant les horreurs de l’apocalypse. Ils dévorèrent des montagnes d’herbe sous nos yeux - il y avait même un lion, celui-là aussi a mangé de l’herbe aussi longtemps qu’on ne l’a pas allongé d’une balle.

Ce film bestial a vraiment satisfait toutes les attentes, ma femme s’évanouissait et tremblait, et elle a déclaré qu’elle ne pourrait pas dormir, elle serait hantée dans son sommeil par ces fauves épouvantables, surtout la girafe qui ressemble particulièrement à un fantôme.

Le défilé des fauves s’est prolongé pendant six actes, il était temps qu’on regagne un peu ses esprits, qu’on se rassérène, qu’on se réinstalle dans la civilisation, dans le temps et l’espace de la société des humains semblables à nous. Heureusement, après le "Au milieu des fauves", une comédie sociale en dix actes était également au programme, afin d’apaiser les nerfs à vif de ma femme – après une leçon sérieuse de sciences naturelles, un intermède léger n’était pas superflu.

Avec ses prises de vues idylliques, son intrigue charmante, truffée de retournements, le charmant film intitulé "La rose du puits de pétrole" était très adapté à cette fin. L’histoire se passe non loin de New York, où Mr. Bethsey, attaché par de tendres liens à la belle Helen Clark, découvre un puits de pétrole, ce qui pourrait leur permettre de couler des jours heureux, si le rusé Petterson ne tentait pas, à l’aide de son compagnon, l’avocat, de disputer le droit de Andrew à l’exploitation. Heureusement, au dernier instant, Helen met le grappin sur le document primordial ; usant à mort trois chevaux en une nuit, elle rejoint son amant – elle arrive au meilleur moment car Petterson, après avoir assommé l’ingénieur en chef, et enfoncé un mouchoir imbibé de chloroforme dans la gorge du sous-officier, avait fait irruption chez Bethsey, et assommé le secrétaire d’État surpris avec le tabouret du piano. Grâce à cette ruse il pourrait même s’approprier le puits de pétrole, mais le secrétaire d’État avait seulement fait semblant de s’évanouir et, pendant que le rusé Petterson tentait de fracturer le coffre-fort, Bethsey lâche sur lui la scie à vapeur. Petterson saute sur le côté, mais le père catéchisant lui administre un coup si habile sur le nez qu’il baigne dans son sang, et cela l’empêche d’apercevoir Helen qui par-derrière le saisit par le cou, juste au moment où les yeux de son fiancé allaient déjà s’exorbiter sous l’effet de l’étranglement continu des dures poignes de Petterson. Finalement tout finit bien, les colons viticulteurs et les jeunes cueilleuses de roses arrivent pour pendre Petterson la tête en bas dans la cheminée, jeter ses hommes dans le tas de fûts de pétrole en feu, et les jeunes amoureux, pudiques et heureux, s’inclinent l’un vers l’autre pour un premier baiser virginal, pendant que les tueurs à gage sèment des roses dehors sur la véranda.

Une belle image idyllique, ma femme s’est parfaitement remise et m’a déclaré qu’elle pourra tout de même faire de beaux rêves.

 

Suite du recueil

 



[1] Pola Negri (1894-1987). Actrice polonaise du cinéma muet. Installée aux États-Unis en 1941.