Frigyes Karinthy : Eurêka

 

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requin

Non, ce n’est pas une blague, pas une plaisanterie, c’est un fait – je l’ai vu de mes propres yeux, j’ai pris la peine de me rendre au zoo, commissionné tacitement par la Fédération Internationale des Humoristes, et j’ai obtenu une audience auprès de Sa Sainteté le Requin de Fiume, qui est arrivé à Budapest et a gracieusement accepté de recevoir votre serviteur tout requinqué sur l’intervention du Nonce Carcharias[1]. Au préalable j’avais relu dans le petit Brehm[2] la physiologie du paon et j’ai constaté par là même avec effarement que le requin n’est pas un paon. J’ai fait très attention, j’ai pris des mesures, j’ai bien observé les plumes égarées autour du palais dans lequel il allait m’accueillir, si personne ne s’y pavanait en secret – eh bien non. Il s’agit bel et bien d’un vrai requin, c’est bien lui en personne, j’ai étudié les extraits d’actes de naissance et les certificats de résidence rétroactivement, jusqu’aux temps où notre célébrissime visiteur n’était qu’un simple œuf de requin, et j’ai constaté qu’il a vu le jour directement sous Fiume, à deux mille mètres de profondeur, ce qui prouve que ses yeux sont aussi tranchants que ses dents.

La première question de sa Majesté Carcharodon était de savoir si j’étais un humoriste, car, a-t-il ajouté avec un peu de rugosité, dans ce cas, n’est-ce pas je ne pouvais pas m’attendre à ce qu’il mît gratuitement à ma disposition certaines données qui me rapporteraient de l’argent à moi et non à lui. Il s’est plaint amèrement de l’activité des humoristes qui depuis si longtemps l’ont négligé, voire exploité, qui ont fait de lui leurs choux gras pendant des décennies, alors qu’il végétait de maigres écailles. Fort heureusement j’avais sur moi l’attestation signée par mes excellents amis Jenő Heltai, Ferenc Molnár et Béla Szenes[3], témoignant que je n’avais rien d’un humoriste, et cette attestation m’a exonéré de droits d’entrée. J’ai pu me réjouir à ma guise de la compagnie du grand anthropovore, soulagé d’avoir la tête hors de l’eau, et devenu du coup détendu, passablement loquace. Il m’a seulement prié d’éviter de m’étendre sur l’affaire des francs, car les bruits selon lesquels on voulait l’auditionner étaient dénués de fondement. Il ne saurait pas dire si oui ou non il a rencontré Nádosy[4], il a vu tant de monde ces temps-ci et sa tête n’est pas une encyclosqualie. S’il s’est rendu à Pest c’est dans l’espoir de trouver ici de quoi engloutir. Il n’est membre d’aucune société secrète, sa vie est un livre ouvert, et il observe les événements la bouche largement ouverte. Il n’a aucun but politique, il n’a pas été en mesure de se forger une opinion sur l’état des choses d’ici, il devra attendre de pouvoir avaler les informations au fur et à mesure. Au demeurant il m’apprend confidentiellement que l’objectif principal de son voyage est de rencontrer Béla Bicsérdy[5] censé passer par Budapest. Cet homme l’intéresse énormément, il a attentivement lu son livre, il aimerait s’entretenir avec lui. Je lui ai promis de ne pas manquer de les mettre en relation à l’occasion.

 

Suite du recueil

 



[1] Carcharias : Requin particulièrement redoutable. Requin de Fiume : le serpent de mer.

[2] Alfred Edmund Brehm (1829-1884). Zoologiste allemand, auteur d’un célèbre dictionnaire sur les animaux.

[3] Écrivains contemporains.

[4] Chef de la police, impliqué dans une affaire de fausse monnaie française.

[5] Béla Bicsérdy (1872-1951). Inventeur d’un mode de vie, dit "végétarianisme".