Frigyes Karinthy : Eurêka
fausse monnaie
Je suis dans la mouise - que dois-je
faire ? Dois-je le dénoncer ? Mon propre petit garçon ?
Ce doit être fait. Le citoyen et le
patriote sont plus forts que le père en moi.
Eh bien donc, chère et très honorée police,
j’ai l’honneur d’attirer votre attention à ce que j’ai démasqué le plan d’une
importante affaire de fausse monnaie.
Mon petit garçon dont il a déjà été
question dans ces colonnes à plusieurs reprises (et il en sera encore question,
tant qu’il n’aura pas appris à lire)
n’a pas voulu manger ses épinards (j’observe ici qu’à mon avis personnel c’est
lui qui a raison, mais mon père qui lui aussi avait horreur des épinards, tout
comme moi, m’a tant torturé là-dessus quand j’avais quatre ans que j’ai besoin
de le passer à quelqu’un).
- Sale gosse, vas-tu les manger tout
de suite ? Comment veux-tu devenir grand et fort ?
- Je ne veux pas devenir grand et
fort.
- Comment… ?
- Comme ça. Je ne veux pas devenir
grand et fort. Ceux qui sont grands et forts doivent toujours travailler, n’ont
pas le droit de jouer, et les mamans ne cessent pas de les gronder.
Il est inouï, ce gosse – il a raison !
Voyons quand même.
- Mais alors voudras-tu gagner
beaucoup d’argent pour ton petit garçon quand tu seras grand ?
- J’en demanderai.
- Et si on ne t’en donne pas ?
- Alors je m’en fabriquerai.
Eh bien ! La chose prend une tournure
intéressante.
- Que dis-tu là ? Qu’est-ce que
tu feras ?
Mon fils me regarde avec étonnement.
- Je prendrai une feuille de papier et
je dessinerai dessus l’image et je la colorierai et j’écrirai dessus douze
mille.
Mes cheveux se dressent sur ma tête.
- Jésus Marie ! Qui t’a appris
cette infamie ? Il est interdit même de dire des choses pareilles !
Vas-tu enfin manger ces épinards ?
Cette fois c’est lui qui s’entête.
- Je ne les mangerai pas. Je vais
faire de l’aregent.
Enfant abominable ! Il va faire de
l’argent ! Il fausse même le mot, il dit aregent !
Je le réprimande avec fureur.
- Vas-tu te taire ! C’est
interdit – tu as compris ? On enferme les gens pour ça, heu… - dans une
chambre noire.
- Pourquoi ?
- Parce que c’est faire de la fausse
monnaie !
Mon enfant pose même sa cuiller tellement
il rit de bon cœur de ma naïveté.
- Tu ne comprends rien, Papa ! Ce
n’est pas faire de la fausse monnaie si je fabrique de la vraie monnaie,
complètement pareille à la vraie.
Maintenant c’est mon tour d’être ahuri.
- Mais alors c’est quoi, faire de la
fausse monnaie ?
Mon petit garçon me tape sur l’épaule pour
mieux m’expliquer.
- Faire de la fausse monnaie c’est par
exemple quand je ne fabrique pas l’aregent en papier,
mais par exemple… par exemple en or… ou par exemple… si je coupe l’aregent en or en deux… et je place au milieu un petit
diamant… et je les recolle… pour mieux le dissimuler… le diamant que j’ai caché
dedans… ça, c’est de la fausse monnaie.
Ce gosse est inouï – mais en réalité c’est
lui qui a raison !