Frigyes
Karinthy : Eurêka
napolÉon n’avait pas de logement
Je n’arrive pas à me libérer de cette pensée – elle n’est peut-être pas strictement scientifique et historique – je peux d’autant plus être sûr qu’aucune enquête historique ne s’en est encore mêlée. Aucun chercheur de la littérature napoléonienne ne s’y est attardé, aucun n’a essayé de dessiner de ce point de vue la boucle de la ligne sinueuse de sa grande carrière.
Pourtant c’est un fait que toute sa vie durant, Napoléon n’a possédé aucun logement – entendant sous ce terme ce nid, ce chez-soi pour lequel, quand on est jeune, on économise, à cause duquel on s’efforce de trouver un emploi si possible avec revenu fixe pour pouvoir régler les échéances et les impôts si on préfère construire une petite maison, que l’on meublera soigneusement en se mariant, choisissant les meubles pièce par pièce, songeant aussi aux enfants à venir, enfants qui grandiront et qui diront un jour : eh oui, c’est un beau fauteuil, je le tiens de mon grand-père ; mais dans la chambre à coucher, il manque encore une coiffeuse, deux étagères vitrées dans le salon, un masque mortuaire de Beethoven au-dessus du piano, pour que ce soit complet.
Napoléon, lui, n’en avait pas les moyens, il ne pouvait pas se permettre de se procurer le pare-feu, les rideaux rouges, la crédence aux extrémités un peu usées, le placard à tiroirs sur lequel le tiroir de milieu n’a plus sa tirette (mais c’est justement pour cela que je l’aime, puisque c’est moi qui l’avais acheté dans le temps et je me rappelle quand il a perdu sa tirette).
Ne me dites pas que Napoléon n’en voyait pas la nécessité. Bien sûr qu’il l’aurait vue, mais c’est l’opportunité qui lui a manqué. Il avait bien un foyer quand il était enfant, j’ai appris que son père possédait encore un logement correct à Ajaccio, le vieux, lui, était encore un homme rangé, sérieux, il ne se serait pas imaginé qu’après sa mort son fils courrait à la déchéance et n’aurait même plus de logement. Mais Napoléon a très tôt quitté le foyer parental, il a fréquenté un lycée militaire, il ne retournait dans sa famille que pour les courtes vacances, puis, quand la révolution a éclaté, il était dans une phase de sa vie où les jeunes gens sont sur le point de devenir sérieux, songent à chercher du travail. Par malchance il a été emporté par des mouvements ; le jeune frère de Robespierre lui a monté la tête ; lui, il l’a cru. Il louait des garnis au mois, il était un habitué de cafés en province, puis il est monté à Paris, il y a loué une garçonnière, mais il n’avait pas de quoi la meubler. Plus tard, quand il touchait déjà une solde convenable, il cherchait plutôt à s’amuser, il est devenu sous-locataire du général Beauharnais – il est vrai qu’il a épousé la fille de la famille après l’avoir compromise, mais la femme est restée propriétaire du logement et apparemment elle a même abusé de sa situation. Si bien que Napoléon a préféré partir pour l’Italie où de nouveau il couchait dans des campements ou des chambres occasionnelles. On ne peut pas nier qu’au fur et à mesure ces chambres occasionnelles devenaient de plus en plus confortables, décorées, hospitalières, même luxueuses, d’abord en Égypte, puis de nouveau à Paris. Ainsi par exemple il a mis le grappin sur un logement vraiment impérial, il a même logé deux ans aux Tuileries, avant d’être obligé d’en décamper. Quelques semaines à Schönbrunn, quelques jours à Bratislava, puis Moscou, dont il fut carrément balayé, comme un squatter désagréable, c’est ainsi qu’il parcourut le monde toute sa vie en cherchant à se loger, pendant que l’Europe était à feu et à sang, pour lui et à cause de lui. Sa mère Laetitia savait ce dont il ne faisait que se douter, que tout cela ne valait rien, la conquête du monde, la couronne impériale, la princesse qu’il a épousée en secondes noces pour son excellent carnet d’adresses, tout cela ne vaut rien si on n’a pas un logement correct enregistré à son nom. Laetitia savait, il a été noté à son sujet qu’elle était avare, elle économisait sou par sou en expliquant que toutes les bonnes choses ont une fin.
Elle avait raison. Napoléon s’en doutait, Laetitia le savait – l’Europe a fini par le comprendre. Elle a compris que cet errant sans profession provoquait les plus grands troubles partout parce qu’il était incapable de s’installer quelque part pour de bon. À la fin, quand sous le poids de diverses accusations, il a été arrêté comme un criminel ordinaire sur la base d’une seule de toutes ces accusations (les autres ne tenaient pas debout parce qu’il avait commis ses crimes en conformité avec les lois d’exception du moment) : il n’avait ni emploi ni logement, par conséquent il a tout simplement été refoulé d’Europe comme étranger indésirable.