Frigyes
Karinthy : Eurêka
écouter la musique de Pierre Csillag sur ce texte[1]
gangablon
Où
erre-t-il, où le destin l’a-t-il trimbalé, mon confrère poète, Jóska, mon cher
camarade, depuis que nous avons eu ce différend et qu’il a tellement pris la
chose à cœur, son cœur sensible, depuis qu’il a disparu de mon
horizon ?... Car nous étions tous les deux poètes, et quels poètes !
Nous avions vingt-deux ans, en mille neuf cent dix, à la terrasse du café New
York – savez-vous ce que c’était ? Que savent les poètes d’aujourd’hui –
les mots dont ils construisent leurs poèmes, ils les ont reçus tout faits comme
un enfant gâté reçoit des cubes de construction – que savent-ils de ce qu’il y
avait alors, de la renaissance de la culture, plus que ça, du début et de la
source de tout, du chaos, du néant dont nous devions recréer le monde, moi et
Jóska ! Nous n’avions pas de dictionnaires, nous n’avions pas de
bibliothèques comme en ont ces futuristes, ces aujourd’huistes
conservateurs, ces sclérosés – nous avons nous-mêmes créé
Qu’en
savent-ils, ces baragouineurs d’aujourd’hui, de ce qu’il y avait alors et
là-bas, quand le baragouin est né, à notre table – la préhistoire de la langue,
sa poésie, sa culture, tout !
Car
Jóska entrait au café, et s’approchait de la table, négligemment, élégamment et
un peu sombrement, il ne saluait pas (souhaiter le bonjour : quel non-sens
vide et vieux !), et non sans choquer l’étranger non initié assis à côté
de moi, il me demandait :
- Pourquoi
tu n’es pas venu à la glaciation ?
Moi,
je savais d’emblée ce que cela signifiait : nous étions deux cadavres,
rangés dans les cellules de la morgue de
- Il
faut réajuster les boulons.
Ce
à quoi il acquiesçait intelligemment.
- Évidemment,
à la fin du quatrième acte. J’ai dit à l’imbécile d’y coller son tampon.
Dis-moi, as-tu réceptionné l’eau du tuyau ?
- Non,
elle avait conflué. Il a fallu la brosser.
- Envoie
une dépêche au ministre de l’intérieur.
- S’il
n’est pas déjà trop tard.
- Ça
va encore, ils sont en train de monter les muselières sur les acacias, j’ai vu
ça en passant. Par ailleurs, comment tu vas ?
- Si
on ne tient pas compte de cette petite audition bilatérale des oreilles, assez
bien.
- Laisse
tomber, moi aussi je suis en petite forme.
- Que
t’arrive-t-il ?
- Je
ne l’ai pas encore dit ? Mon sang circule depuis deux jours.
À
ce stade le pékin qui jusque-là avait
espéré que, s’il se concentrait activement, finirait par déchiffrer le sujet de
notre conversation – généralement se levait en titubant un peu, s’excusait, se
tâtait la tête pour s’assurer qu’elle se trouvait toujours en place – et il
disparaissait précipitamment. Nous pouvions alors nous adonner sans gêne à la
joie de la création.
- Aujourd’hui
nous composerons un poème kuruc[4].
- En
pur baragouin, ou peut-il y avoir aussi d’autres mots ?
- Pur
baragouin. Modèle du genre.
Et
déjà il dictait : Tambourement !
Ahé, cradabey,
ahé, rindici !
Cloupaf,
carofassucs, taraclici !
Éboulibili !
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C’était
un poème particulièrement bien réussi, plein de feu à la kuruc,
de saveur à l’ancienne. Hélas, je n’arrive plus à le remémorer entièrement,
seul le refrain me sonne encore à l’oreille :
« ménarde, ménarde les honcrétiens ! »
Que
de beaux poèmes nous avons composés, en toutes sortes de styles, dans tous les
genres ! Des ballades, des sérénades, des chants folkloriques, des épopées
classiques, en spondées, en anapestes ! Tantôt j’écrivais et il dictait,
tantôt l’inverse. Nous nous comprenions à la perfection, il n’y a jamais eu
l’ombre d’un écart de vue… Excepté pour ce maudit sonnet à cause duquel il a
rompu avec moi !
De
ce sonnet aussi, je ne me rappelle que le début, et puis la fin. C’était une
poésie fine, fragile, un peu dans le mode des décadents français. Son
titre : "Chandouleur…". Après cela
jaillissait l’atmosphère nuageuse, philosophique des premiers vers :
« Le geuh,
s’il mendre, siculage –
Mais tantapis
s’il coucilage… »
Venaient
ensuite des réflexions similaires à propos du geuh. Il ne manquait plus que les
deux vers de la fin. Il tenait la plume et écrivait rapidement, dans la fièvre
de l’inspiration, les yeux brillants :
« …car geuh
douto gandolinat,
Tel
gangablon padou linal… »
Il
me tendit victorieusement ces deux vers. Je les ai étudiés, vérifiés
attentivement, j’ai acquiescé.
- Ça
te va ? – demanda-t-il avec enthousiasme.
- Je
crois que c’est une réussite, répondis-je modestement. Juste là, il faudrait
changer une lettre.
- Où ?
- Ici
à la fin, dans le dernier vers. Tu as écrit "gandolinat…"
et puis à la fin "linal". Je propose qu’on
remplace "linal" par "linat".
Il
écarquilla les yeux et me fixa.
- Pour
quoi faire ?
- Pour
la rime. Si "gandolinat", alors l’autre
devrait être "linat" – la rime est plus
correcte si sa se termine par la même consonne.
Je
n’avais pas prévu l’effet provoqué par ma modeste remarque. Il pâlit, puis sa
figure s’empourpra d’une vague de sang. Il sursauta, ses yeux lancèrent des
éclairs. Il hurla sur le ton de la plus extrême indignation :
- Tu
ne t’imagines tout de même pas que pour un minable jeu de rimes je vais
sacrifier le sens de tout mon poème ?!
Pouah !... J’ai toujours senti que pour toi la poésie n’est que pur
formalisme !
Il
s’est enfui sans saluer. Je ne l’ai plus revu depuis.