Frigyes
Karinthy : Eurêka
cher BicsÉrdy[1]
J’ai
lu votre livre.
Je
l’ai lu et je me hâte de vous dire que vous avez raison en tout. Il
n’est pas nécessaire d’expérimenter votre
théorie du jeûne et de la modération – ce
n’était même pas la peine de collecter des données
chez ceux qui l’avaient déjà essayé avec bonheur. Je
renonce même à l’argument trop bon marché selon
lequel après tout, votre théorie de pouvoir vivre cent ans si
l’on respecte les restrictions, n’a qu’un recul de cinq ans,
donc ne pourra être validée dans le meilleur cas que dans
quatre-vingt-quinze ans. Je n’ai pas besoin de ces
contre-épreuves, car en homme habitué aux théories, je
constate à partir de la théorie elle-même qu’il ne
peut pas en être autrement que ce que vous dites.
Oui,
je signe des deux mains. Vous avez raison. Si l’on ne mange rien pendant
quinze jours, tout d’abord l’organisme se transforme et se
régénère – c’est la meilleure
préparation au nouvel ordre vital qui devra régner par la suite
jusqu’à la limite ultime de l’âge humain, comme on dit
en Transylvanie, ou jusqu’à cent vingt ans, comme on dit à
Budapest. Il est également vraisemblable que si l’on ne mange pas
de viande, ne boit pas d’alcool, ne fume pas et n’abuse pas des
femmes, alors on évite d’enfiévrer le système
nerveux, si on n’enfièvre pas le système nerveux, on
évite les emportements, si on ne s’emporte pas, on n’a pas
besoin de tranquillisants, on évite d’en empoisonner son corps et
son âme, et on évite les maux et maladies néfastes et
destructeurs.
Il
est non seulement vraisemblable, mais presque évident que de cette
façon on peut vivre cent ans.
Je
suis persuadé que de cette façon, moi aussi je pourrais vivre
cent ans – par conséquent votre livre, que vous m’avez
indirectement fait parvenir, n’est en réalité pas un livre,
mais une police d’assurance, un document cadeau, un mandat pour
soixante-trois ans de vie supplémentaire, que vous êtes prêt
à m’offrir sans frais sous réserve de respecter les
conditions.
Je
reçois avec gratitude votre généreux cadeau – et
j’ai l’honneur par la présente de vous le retourner en
totalité, accompagné de l’observation respectueuse que je
ne veux pas de vos cent ans car je ne suis pas prêt à respecter
les conditions requises.
Ne
me comprenez pas mal. Ce n’est pas un problème de consommation de
viande ou de boissons alcoolisées, et je peux aussi me passer
d’une surconsommation de femmes. Je veux bien renoncer au tabac, et
renoncer à l’amour – et renoncer aux excitations qui
accompagnent l’amour, la boisson, les désirs, les crimes
illimités et les vertus illimitées – mais pour que je
renonce à tout cela, il faudrait que vous me proposiez autre chose en
échange. Vous ne pensez tout de même pas que les cent ans que vous
promettez peuvent compenser tout le reste ? Mon cher Bicsérdy,
dans ce cas vous ignorez tout des règles les
plus élémentaires des mathématiques, de la
différence entre durée et contenu, entre quantité et
qualité. Le contenu ne peut pas être remplacé par une
durée, mon cher. Vous prenez pour point de départ la
définition superficielle selon laquelle l’homme aime sa vie et il
y tient. C’est faux. Demandez au suicidaire pourquoi il ne tient pas
à la vie – il vous répondra : parce que ma vie a perdu
tout contenu – or une vie sans contenu nous devient un fardeau inutile.
Mais ce contenu ne peut pas être délivré en gros,
dosé comme le déjeuner ou le dîner – la durée,
elle, le peut éventuellement, mais la durée n’est
qu’un cadre vide, un récipient que nous jetons si nous
n’avons rien à mettre dedans.
Qui
vous a dit, de qui avez-vous entendu, qu’il aimerait vivre cent
ans ? Sûrement pas un malheureux – vous l’avez entendu
de la bouche d’un homme heureux, mais vous n’avez pas
décelé qu’il sous-entendait cent ans de bonheur – il
voulait cent ans de bonheur et non cent ans de vie. Le corbeau vit cent ans, la
tortue deux cents ans – mais qui prétend vouloir être une
tortue ? Vous m’offrez cent ans à condition que je renonce
à tout le contenu de ma vie – mais que me proposez-vous de plus,
de mieux que ma vie d’avant – ce contenu doit être, en effet,
plus riche pour mériter que je renonce à ce que je connaissais
jusqu’alors, dans l’espoir d’une vie plus longue –
d’une vie, d’un cadre vide, auquel non seulement nous ne sommes pas
attachés, pour laquelle non seulement nous ne voulons pas faire de
sacrifice, mais au contraire c’est d’elle que nous attendons
sacrifice, cadeau, salaire et compensation en contrepartie d’accepter de
la supporter. Vous osez mettre des conditions, vous me permettez gracieusement
de vivre cent ans, vous me transmettez les conditions de la Nature sur la base
desquelles vous m’octroyez cent ans ? Eh bien, dites à votre
patron, sa majesté la Nature, votre maître si gracieux :
zut ! C’est moi qui dicterai mes conditions qui vaudraient que
j’accepte de vivre cent ans, assume cent ans de vie, ma vie qui lui est
nécessaire à elle, et pas à moi, puisque je n’ai
rien demandé, c’est elle qui a voulu que je naisse.
Non,
cher Bicsérdy, on ne négocie pas.
J’admets que vous ayez envie de vivre cent ans, puisque votre vie a un contenu : le bonheur et la flamme de la foi et de
la conviction que vous êtes un apôtre qui a une vocation sur cette
Terre. Ce contenu est une source de joie et d’enthousiasme suffisante
pour cent années. Être Bicsérdy
peut être en soi, je l’admets, un programme suffisamment amusant,
pour remplir l’ennui de tant d’années vides – mais
j’ai déjà plus de mal à admettre qu’être
bicsérdiste remplisse aussi une vie. Pour moi
cela ne suffirait pas. À moi, proposez soit une minute de bonheur, soit
l’immortalité. Comme il ne peut pas être question de cette
dernière, j’accepte en contrepartie la première. Mais je ne
me contenterai pas d’une plate-bande de vingt-trois mètres,
d’un rien de dix kilos et d’une vie de cent ans.
[1] Béla Bicsérdy (1872-1951). Fondateur du "bicsérdisme", doctrine de "Vie saine" proche du "végétarianisme" et du macrobiotisme. Il a d’abord fait école en Transylvanie, à Kolosvár (aujourd’hui Cluj, en Roumanie). Bicsérdy en a fait plus tard une religion aux USA. Le bicsérdisme revient à la mode depuis une vingtaine d’années.