Frigyes
Karinthy : "Ne
nous fâchons pas"
LE times du thÉÂtre
Première au Cabaret Universel
Une fièvre d’au moins
quatre-vingt-dix degrés consumait depuis des mois le public du pays
entier dans l’incertitude haletante de savoir si la première du
Cabaret Universel de la rue du Faubourg du Champ des Merles ne serait pas
retardée par le succès inimaginable à faire trembler les
tréfonds de nos synapses, succès qui lors des soirées du
programme en cours explosait en ovations écervelées d’un
public tournoyant dans des orages d’applaudissements.
C’est la main tremblante et le
cœur paralysé de bonheur que nous saisissons la plume pour informer
le public inquiet : le Cabaret Universel a bel et bien fixé le jour
de la première, elle aura lieu très prochainement. Les
préparatifs sont suffisamment avancés pour nous permettre de
dévoiler à nos lecteurs quelques détails de cet immense
événement théâtral.
Que dire ?!... La parole est trop
pâle et trop insignifiante, ici ne peuvent parler que les faits !!
D’ores et déjà nous
pouvons vous révéler que le succès que promet cette
nouvelle première n’a encore jamais trépigné sur les
tréteaux du cabaret hongrois ! Nous prévenons tout un chacun
que cet art incroyablement sans précédent avec lequel ce petit
théâtre a réussi à s’octroyer un degré
fantastique et éblouissant de popularité marquera un jalon dans
l’histoire universelle du théâtre auquel seuls pourraient
être comparés les yeux ensanglantés d’un monstre
rendu fou par le rire, le râle de la mort.
Nous avons obtenu un entretien avec
Géza Murok, secrétaire d’État gérant du
cabaret, que nous avons arraché pour une minute
éphémère au travail haletant des préparatifs de la
première, pour qu’il fasse une déclaration au public.
- Entrez et regardez vous-même,
c’est tout ce qu’il nous a dit, mais qu’aurait-il pu dire de
plus ?
Nous avons assisté à une
répétition. Qu’en dire ?
Faut-il dire plus que ceci : la
première petite scène portant le titre de "Toutoût, tu
veux du moût ?" a été écrite
par Alajos Kampós, empereur au grand cœur à l’esprit
pétillant d’humour de cabaret ? Cet écrivain
merveilleux qui unifie en lui-même de façon idéale tout ce
qui lui manque, est depuis des lustres un astre sur le calot glacial
inatteignable du génie de la littérature hongroise des rengaines,
d’où les autres grands auteurs de rengaines nous regardent de
haut, nous, minuscules mortels. Que pourrions-nous dire de Sándor
Toucon ? Ce que cet acteur fait dans la dernière pièce de
Kampós, ce n’est pas le simple art de jouer la comédie et
l’humour, c’est le sommet de tous les sommets que l’art du
siècle a pu produire en littérature, en politique internationale
et en numismatique. On ne peut pas simplement regarder son art de jouer le
rôle-titre de "Toutoût, tu veux du moût ?" -
on est obligé de le toucher et le sentir et mordre dedans, on en
succombe d’un œdème pulmonaire, une tumeur au cerveau et la
maladie de Basedow. Mais allez-y vous-même.
Il nous manque les mots pour rendre compte
du deuxième tube du programme, la petite bluette "Cloporte au
lait". Si nous disons simplement qu’il est légitime de la
mettre au-dessus de tout ce que les géants de la littérature
mondiale ont jamais su produire dans le genre, on a dit aussi peu que si on
avait dit qu’on se cache de honte sous terre parce qu’on n’a
pas trouvé une meilleure métaphore. Nous sommes trop
chétifs pour vanter les mérites de cette pièce, nous nous
contenterons donc de noter un seul nom, celui de son auteur :
Boldizsár Klagenfurt. Et un autre : Félix Crucifix. Ce que
ce héros principal produit dans cette pièce, ce n’est plus
possible, c’est trop, c’est impossible, il n’est pas permis
de jouer si bien, c’est déjà une saloperie, que le diable emporte
un tel acteur, nous ne dirions pas un mot s’il jouait seulement aussi
bien qu’aucun autre acteur au monde n’a encore jamais joué,
alors nous dirions que d’accord, c’est pas mal. Mais jouer bien
dans une telle mesure démesurée, c’est déjà
de la folie, c’est déjà de la désinvolture contre
Dieu, du culot et de l’intendature ! Oui, la pire des intendatures,
je dirai même de l’indemniti ! Nous n’avons vraiment
aucun intérêt à louanger la représentation du
Cabaret Universel, mais ce qui se produit là-bas, c’est
déjà l’effrayante folie de la perfection artistique intempestive
sur sa pente la plus dangereuse et intarimable que le monde puisse vomir de ses
entrailles du point de vue du feu divin du système solaire le plus
éblouissant du succès.
- Monsieur le rédacteur, voici le
communiqué de l’Univers.
- Faites voir, mon petit...
C’est pas mal, mon petit, c’est même plutôt bien,
néanmoins, un peu de chaleur n’aurait pas fait de mal...
C’est un peu sec, ça manque un peu d’émotion... Je
risque d’avoir encore un coup de fil de leur directeur annonçant
qu’il baisse notre forfait.