Frigyes
Karinthy : "Ne
nous fâchons pas"
les quatorze
points de mÉzig[1]
J’ai
l’honneur de publier par la présente mes quatorze points ; au
cas où ces points seraient exécutés, je veux bien me
réconcilier avec tous mes ennemis, ainsi qu’avec mes
éditeurs et leurs alliés, ainsi qu’avec le Central
Téléphonique et ses Filiales, de même qu’avec ceux de
mes collègues qui, quand je les rencontre, affichent un sourire mielleux
pour me dire : ton dernier article était vraiment excellent,
comment s’intitulait-il déjà ? – et enfin avec
Monsieur le Professeur Theisz qui en troisième m’a collé en
français. Ou bien, en m’assurant qu’ils sont exécutés,
et dans l’intérêt de l’évolution paisible et
heureuse
1. Qu’il n’y ait plus de
diplomatie secrète. Si quelqu’un a quelque chose à me
reprocher, qu’il me le dise en face et qu’il n’y repense pas
brusquement juste au moment où un tiers désire me venir en aide.
2. La navigation maritime doit
être complètement libre. Si je hèle un fiacre pour
qu’il s’arrête, et que par hasard il ne peut pas
s’arrêter car il a autre chose à faire ou parce qu’il
n’a pas envie de me prendre parce que je lui déplais, il peut tout
de même me dire au moins un mot d’excuse ou de politesse :
Pardonnez-moi, pas ce matin mais la prochaine fois !
3. Que les limitations
économiques cessent. Si je vais m’acheter un chapeau, le chapelier
ne doit pas tripoter avec un sourire ironique le vieux que j’ai sur la
tête en disant : Où avez-vous acheté celui-ci ?
Ah, chez Blau ! Ça ne m’étonne pas.
4. Il
faut réduire le niveau général de militarisation. Si pour
rire je dis quelque chose sur X, de bonne foi, dans le genre :
« je ne sais pas ce qui lui arrive, mais ces derniers temps il se
comporte comme un paralytique » et ça lui parvient aux
oreilles – ce n’est pas une raison suffisante pour que la fois
suivante il fasse répandre sur mon compte que j’ai volé un
manteau.
5. Il
convient de régler le problème des colonies. Quand je rencontre
ma bonne sous le porche et je bavarde cinq minutes avec elle, le concierge
n’a pas à intervenir pour nous rappeler que les domestiques
doivent emprunter l’escalier de service.
6. Il
convient d’évacuer les territoires occupés. Le monsieur qui
depuis une demi-heure me marche sur le pied, doit en descendre, ou
déclarer au moins haut et fort quand précisément il voudra
enfin en descendre.
7. Il
convient de remettre en l’état les territoires
évacués. Si un type me gifle puis, en me regardant mieux, il dit
pardon, je me suis trompé, je vous ai confondu avec Monsieur
Kovács, alors qu’il considère au moins l’affaire
comme réglée et qu’il ne cherche plus Monsieur
Kovács pour le gifler lui aussi, le pauvre.
8. Les
parties occupées doivent être libérées. Celui qui
est pressé, n’a pas à mettre le poing dans l’estomac
à moi qui ne suis pas pressé.
9. Il
convient de réparer l’injustice que nos parents ont jadis commise
en nous mettant au monde par les temps qui courent. Et l’Allemagne et la
France doivent renoncer à l’Alsace-Lorraine et leur faire
confiance pour le reste.
10. Et
les Allemands, et les Français, et les Anglais doivent déclarer
globalement qu’ils étaient un petit peu fâchés, mais
maintenant c’est fini, on n’en parle plus, salut. Ce n’est
pas grave.
11. Et
de toute façon, qu’ils s’arrêtent de disputer sur ce
qu’il y aura avec ceci et qu’est-ce qu’il y aura avec cela,
mais qu’ils règlent toute la question à la façon des
deux Juifs qui devaient se partager un foie gras et aucun des deux
n’osait se prendre le plus grand morceau, ils se l’offraient
perpétuellement, je vous en prie, servez-vous –
jusqu’à ce que l’un d’eux se serve quand même le
plus grand morceau. Dis donc, lui dit l’autre, tu n’es qu’un
impoli, tu te prends le plus gros. Lequel aurais-tu pris ? Lui demande
l’autre... Ah bon ? Je t’en prie, je te l’ai bien
laissé.
12. Et
en général, que les gens ne médisent pas les uns des
autres, et que surtout ils n’usent pas d’expressions imagées
comme : le même désir ardent brûle au fond de
l’âme de chacun de nous, et comme des aigles…
13. Et
en général, personne ne doit dire un mot, expliquer,
s’excuser, faire valoir des arguments et des circonstances
atténuantes, personne ne doit rien prouver, ni avertir de rien, mais
tout le monde doit hausser les épaules et tendre la main.
14. Et
puis parlons d’autre chose.
Sur
la base de ces conditions, je suis prêt à me réconcilier
avec tout le monde.
[1] Ce texte a paru d’abord dans Pesti Napló le 5 octobre 1918. Allusion aux « quatorze points de Wilson » nom donné au programme du traité de paix par le président des États-Unis Woodrow Wilson pour mettre fin à la Première Guerre mondiale et reconstruire l'Europe dans un discours retentissant du 8 janvier 1918 devant le Congrès des États-Unis.