Frigyes Karinthy : "Vous écrivez comme ça "
MILLE
ET UNE NUITS
Oh,
cher Monsieur le rédacteur, je l’écrirai ce truc, bien
sûr que je l’écrirai… Mais je vous dis franchement que
j’ai du mal à me détacher de ma lecture actuelle…
Vous savez, une entreprise de feuilleton publie actuellement les Mille et une
Nuits, une sorte de bible de la littérature arabe… cela me
plaît énormément. Je ne sais pas si vous avez lu
l’histoire de Abou Hassan, dans laquelle
Youssouf raconte l’histoire de Sousbad dans
laquelle Abou Kaïr raconte l’histoire de
Ben Ben, dans laquelle…Bon, bon, mon cher
rédacteur, j’ai compris que vous avez seulement besoin d’une
seule bonne histoire de théâtre, je vous crois… Mais que
voulez-vous, c’est cette histoire-là qui ne cesse pas de tournoyer
dans mon esprit… Bon, peu importe, je vais m’y mettre, ne vous
inquiétez pas, envoyez le coursier chercher mon article dans une
demi-heure… Une bonne petite histoire théâtrale, j’ai
bien compris.
Histoire théâtrale
Un matin, un jeune comédien
talentueux qui vivait à Pest, reçut un colis étrange
d’un admirateur. Quand il déballa le paquet, son visage
s’assombrit d’une pâleur mortelle. Il sauta sur pieds et sans
attendre il alla voir un de ses amis qui habitait la rue voisine. Quand il lui
montra son colis, son ami rit longtemps de bon cœur, avant de dire :
- Je dois te raconter une histoire qui
me vient encore de Uyhiri,
celle d’un mandarin chinois, et tu vas tout comprendre.
L’histoire du mandarin chinois
Jadis vivait à Pékin un
mandarin que tout le monde aimait pour sa discrétion et sa bonne
volonté. Il n’avait pas un seul ennemi. Il fut d’autant plus
surpris lorsqu’une nuit un homme masqué de noir le surprit dans
son lit et exigea qu’il le suive s’il tenait à la vie. Sans
mot dire le mandarin se vêtit et suivit l’étranger bizarre
à travers des ruelles sombres et inconnues. Deux heures plus tard le
mandarin, exténué, se mit à supplier l’homme de lui
dire au moins leur destination. L’inconnu mystérieux lui
répondit :
- Je ne peux pas encore te dire
où nous allons, mais tu le sauras bientôt ! N’as-tu
jamais entendu l’histoire de la fleur de lotus anthropophage ?
- Non, répondit le mandarin.
- Écoute-la donc pendant notre
trajet.
L’histoire de la fleur de lotus
anthropophage
Sur les côtes orientales de
l’Afrique, vers le milieu du quatrième siècle, vivait une
tribu, connue pour n’avoir jamais pris les armes contre ses voisins. Un
jour deux Eskimos aux traits totalement ressemblants apparurent à dos de
chameaux chargés d’or. Ils se firent aussitôt conduire
devant le chef suprême. Parvenus devant son trône, ils se
prosternèrent, le visage contre terre, ils lui tendirent un rouleau de
cire auquel était attaché un écrin d’une forme
particulière. Pendant que le souverain déchiffrait le contenu du
rouleau, un des Eskimos relata une histoire à l’autre eskimo.
L’histoire de l’enfant miraculeux
de soixante-dix ans
À New-York, pendant les grandes
vagues de chaleur, peu de gens marchent dans les rues, seulement les
dépouilles de chevaux morts dans la chaleur transpiraient dans ce
fourneau renfermé du soleil. Au temps où se passe cette histoire,
un violoniste virtuose se produisait dans la ville, tous les journaux rendaient
compte de la magie de son art. On chuchotait sur ce musicien qu’il aurait
un curieux secret que tout le monde ignorait, et qu’il était
interdit d’évoquer devant lui sous peine d’une
métamorphose subite de son visage pendant le récit de
l’histoire des neuf journalistes.
L’histoire des neuf journalistes
Neuf journalistes collaboraient à
l’éminent journal théâtral d’une ville de province en
Bavière. Ceux-ci ne faisaient que travailler, travailler, l’un
écrivait l’éditorial, l’autre les brèves de la
vie théâtrale, un troisième écrivait des
humoresques. Ils étaient connus pour savoir écrire n’importe
quoi qui se présentait, et ils terminaient leurs articles toujours
à temps, avant le bouclage pour le lendemain. Un ordre exemplaire
régnait à la rédaction. Un jour pourtant une demi-heure
avant le bouclage, le rédacteur n’avait pas encore reçu un
article destiné au numéro du lendemain. Il se rendit donc au
bureau où le neuvième journaliste était en train de
travailler, il écrivait une histoire théâtrale fort intéressante. Le rédacteur le
rabroua :
- Qu’est-ce que tu crois,
jusqu’à quand je vais attendre ton article ? Une fois de
plus, tu t’es lancé à écrire quatre mètres de
long en ce monde de pénurie de papier ! Tu n’arrives à
le clôturer, ou ne l’as-tu même pas commencé
encore ? Tu refais la même chose que la semaine
dernière ?
Le journaliste sourit et
répondit :
- Cela me fait penser à
l’histoire du boa constrictor. Écoute-la, ô Ben Abou Incze[1], avant de porter un jugement.
L’histoire du boa constrictor
En Bessarabie vivait un jour un cadi
faiseur de miracles, il avait reçu du calife une mosquée. Quand
il voulut l’ouvrir, un énorme bulbul en sortit et se mit à
raconter :
L’histoire de l’histoire
théâtrale
Il était une fois un écrivain
qui un jour voulut écrire une histoire théâtrale
intéressante, mais quand ça ne veut pas marcher, ça ne
marche pas, que le diable emporte ces Mille et une nuits, c’est toujours
elles qui me trottent dans la tête, bon, bon, d’accord, je termine,
je vais la livrer, je vous raconterai une autre fois ce qu’est devenu le
fameux comédien à Londres auquel on avait raconté cette
histoire intéressante dans laquelle on découvre l’histoire
intéressante qui serait la source de ma présente histoire.