Frigyes Karinthy : "Vous écrivez
comme ça "
PATATE
(Roman canin)
(Monsieur le Rédacteur !
Selon un vieil adage on ne fait pas de pâté de chien, ce ne serait
pas convenable. Mais le chien, en tant que sujet social et littéraire,
est devenu hautement convenable, je dirai même qu’il s’est
promu au centre de l’intérêt. Aujourd’hui tout
écrivain digne de ce nom a publié un ou deux romans canins. Mon
éditeur qui a récemment montré un intérêt
tout relatif à ma déclaration que je voulais écrire un
essai comparé sur Shakespeare et Edison, s’est trouvé
électrisé et m’a promis une belle avance quand je lui ai
fait connaître mon intention de consacrer un livre à mes
observations et pensées relatives à mon kuvasz[1] nommé Patate,
mêlé de dog-terrier et de puli-chimpanzé japonais, sous la forme d’un
modeste récit. À la façon de Jack London, le grand savant canologue. Étant donné que la nouvelle de mon
gigantesque projet littéraire est déjà
éventée, et que je suis envahi de courriers
intéressés et pressants de la part de mes lecteurs,
d’éditeurs et agents étrangers, je crois que vos clients
enthousiastes et de grande culture apprécieront que je résume ci-dessous
une brève esquisse de mon affaire de chien en préparation.)
PREMIER CHAPITRE
Patate apparaît
Le soir tombait, les prairies
marécageuses de Buda résonnaient du tintinnabulement
d’armées de crapauds délaissés et
légèrement névrosés, ainsi que du jappement frais
et âpre des derniers tramways pressés de regagner en hennissant la
remise-écurie de Kelenföld,
affamés de leur picotin électrique. Ces trams étaient
fatigués, ils avaient couru toute la journée, maintenant ils
tâtaient leurs roues douloureuses à la manière de vieilles
femmes et se hâtaient de mettre leur perron jaune ridé au repos
bien mérité.
Le
poète se dirigeait vers son domicile. Lui aussi était
fatigué, il avait faim ; alors qu’il déambulait au pied
des immeubles flairant les effluves des cuisines, l’odeur et
l’image de viande fraîche et de restes de jambonneau du matin lui
donnaient fort envie de dîner. Le souvenir d’un après-midi
d’été quelque part près de Copenhague lui revint
où des matelots mangeaient du poisson fumé devant une taverne, et
de paisibles laits caillés dans des pots de faïence verte
rêvassaient à la mer, à l’infini ciel
étoilé, et à l’équation binomiale de Newton.
Un mégaphone maladif
râlait par les fenêtres de la manufacture de tabac, il se
débarrassait des derniers débris d’un concerto de
Beethoven, comme on secoue un tapis – sous le jaune des lampes à
arc un petit groupe de commerçants, de vendeuses de dentelles et
quelques philosophes égarés discutaient doucement, plutôt
pour tuer le temps. Un avion gris délabré cahotait à
travers le ciel, la torpille parvenue du Japon tomba au milieu de la rue avec
un bruit sourd, elle s’ouvrit et trois ou quatre Martiens en sortirent,
dévorés d’ennui, nettoyant leurs branchies.
C’était un soir
ordinaire, vide, quotidien, aucun signe n’annonçait
l’approche de l’Événement, même le
prétendu pressentiment vaticinateur du poète n’a pas
décelé le miracle sur le sismographe éprouvé de ses
nerfs.
Et pourtant, de façon
inattendue et simple, comme les choses majeures de la vie se produisent en
général, un pâté de maison avant son domicile, le
poète s’arrêta et se retourna.
D’abord il ne vit
qu’un petit nœud touffu au pied d’un arbre – puis deux
pattes et une oreille en percèrent.
Un mouvement se fit dans le
cerveau du poète. Une réminiscence archaïque, de millions
d’années. Puis il fut comme foudroyé.
- C’est un chien
– constata-t-il.
Car le poète était
poète – un instant plus tôt il pensait encore à des
pommes de terre au paprika, et maintenant, un instant plus tard, par suite de
la perception quasi insaisissable, qui pour un autre mortel n’eut eu
aucune portée, d’avoir aperçu un chien, dans un saut
mystérieux de l’âme lui parvint la conclusion fantastique
que là, où il avait aperçu un chien, se trouvait
réellement un chien.
- Un vrai chien –
murmura-t-il in petto.
Et tout en fouillant ses
sentiments pour mieux concevoir et comprendre l’importance
métaphysique de cet instant, dans sa misère humaine il
n’eut d’autre idée à quoi s’accrocher que sa
notion précédente : le plat de pommes de terres au paprika,
et il tenta désespérément de lier les deux concepts.
- Patate – dit-il
doucement.
Le chien tourna sa tête
d’un quart de degré de latitude est et de longitude ouest vers le
nord-sud-ouest, et le poète, encore incertain mais déjà
empli d’espoir, devina qu’une petite résonnance lointaine du
misérable jappement humain était parvenu malgré tout au
paradis de l’âme canine.
DERNIER CHAPITRE
Patate engage sa réflexion
Le poète était assis
face à Patate. C’était après le déjeuner, la
table avait été débarrassée, et le poète
pensait aigrement à son après-midi où il allait être
obligé de faire des démarches pour son logement, ainsi que
régler les notes de déjeuners, et négocier avec
l’avocat la pension à payer à son ex-femme. Il
n’était pas riche, et payer cette pension lui causait de vrais
soucis, surtout maintenant qu’on venait de d’augmenter
l’impôt ex-matrimonial, et qu’on ramassait impitoyablement
les épouses trouvées dans la rue sans muselière.
Patate
leva la tête un instant et toisa le poète.
- Patate ! – dit
le poète d’une voix incertaine.
Patate ne répondit rien.
Il haussa les épaules, il rentra ses pattes avant sous sa poitrine.
Probablement il méditait si cela valait la peine de discuter avec le poète
après ce qui s’était passé. Cela faisait maintenant
deux mois qu’ils cohabitaient. Patate était courtois, il se
résignait pour le moment à son mode de vie changé, mais
ils n’étaient pas encore parvenus à un tel degré
qu’il jugeât le poète digne de sa confiance et qu’il
lui avouât dans quelles circonstances ils s’étaient
rencontrés et où il avait vécu auparavant. Il avait
repoussé ces explications à plus tard, quand il aurait
décidé s’il demeurerait ici définitivement ou
s’il retournerait dans l’inconnu. Dans l’âme humaine
pauvre et ignorante du poète s’éveillait en geignant une
sorte de curiosité gémissante.
- Patate ! –
dit-il. – Patate, où étais-tu avant ?
Alors Patate se leva
brusquement. Il poussa un ouah, se dirigea vers la porte, leva la patte.
Puis soudainement il changea
d’avis.
Il s’approcha du
poète, leva une patte avant et la posa sur la main du poète. Puis
il se retourna sans autre discours et quitta la pièce.
Le poète l’entendit
encore pousser un autre ouah au canard dans la cuisine.
Il ne le revit plus jamais.
Ni Patate, ni le canard. Un col
d’hermine disparut également.
Il finit par tout comprendre.
Tout comme à propos de
l’ancien chevalier, il n’aurait jamais dû demander à
Patate d’où il venait, quels étaient son nom et sa
lignée.
C’est en carrosse à
canard qu’il s’en était allé, recouvrant ses
épaules d’un manteau d’hermine, ayant perdu la foi en
l’homme, Patate-Lohengrin, le gardien du Graal.
Le poète regarda par la
fenêtre. Des soldats couraient sur la chaussée, les pompiers
démontaient le toit des maisons les uns après les autres. La
Terre s’arrêta de trembler une seconde, puis le tremblement reprit
plus fort. Le dernier quartier de la ville disparut sous terre. Il se rappela
qu’il n’avait pas encore dîné. Il ressenti la
vacuité de son cœur.
Roman canin, am
stram gram.
Színházi Élet,n°14, 1933.