Frigyes Karinthy : "Vous écrivez
comme ça "
AINSI VOUS ÉCRIVEZ
Un article d’économie
Je ne connais rien à la science
économique (à l’université j’ai
étudié les belles lettres), je ne lis jamais les publications de
cette nature. Il y a huit jours j’ai par hasard jeté un coup
d’œil dans un article dont il manquait le titre. J’y ai
découvert une métaphore si belle et si poétique
qu’il a éveillé mon intérêt. Il s’est
avéré que c’était signé par une éminente sommité des
finances. Depuis lors ce genre de littérature est devenu une de mes
lectures préférées : dans la presse je ne lis plus
que la rubrique économique, je ne me rends plus au Parlement que le jour
où le ministre des finances doit prendre la parole, et, de façon
générale, seules les déclarations des grands financiers
m’intéressent.
Dans ce langage formaliste d’hommes
inspirés j’ai retrouvé la poésie – la vraie,
l’authentique, l’éternelle, le monde merveilleux
d’Horace, Anacréon, Mirza Shaffy,
Ossian, Heine et Petőfi, la "copie céleste" du vrai
valant plus que la vie elle-même, les
métaphores poétiques !
Ah, ça oui ! C’est un
plaisir de travailler de cette façon !
Ce qui est refusé à un
écrivain, un nouvelliste, un poète, un dramaturge : ciseler
les mots, c’est permis aux économistes !
Dorénavant je n’écrirai
que des articles d’économie.
Et déjà je me sens saisi par
l’inspiration… les plus belles pensées se ruent sous ma
plume…
Écoute-moi, ô, âme
sœur, cher lecteur, écoutez-moi belles âmes féminines
de ma patrie – voulez-vous connaître la situation
économique ?
Alors soyez toute ouïe !
Les doux zéphyrs tièdes des
échos du dumping japonais ont grossi en tempête et au cours des
semaines passées ils ont balayé les capteurs sensibles du monde
industriel américain, mais les cœurs tremblants devant la
déflation ont été rassurés hier à
l’aube par l’onguent balsamique du discours solennel de Roosevelt
à propos de la couverture garantie des obligations d’état
servant les objectifs de l’économie planifiée. Cette promesse,
telle le son de la cloche d’airain libératrice, a secoué
à la dernière heure le cimetière des marchés
européens figé dans une torpeur léthargique – les
petites têtes des fleurs timides d’une revalorisation des taux de
change commencent à percer sous la couverture de neige, pourvu que la
rafale d’exportations soufflée depuis des champs russes ne les
laboure pas !
La jeune industrie textile musclée,
fière, désormais altière, de notre pays est suffisamment
solide pour se débarrasser de l’étreinte de l’ours
polaire – mais que se passera-t-il si au-dessus des tendres jeunes
pousses de notre production d’engrais chimiques ballottée entre
les barrières douanières allemandes et les Charybde et Scylla des
clearings français commenceront à faire crisser les ciseaux des
écarts de prix agricoles, alourdis par les éclairs vengeurs de Imrédy[1] et des autres Dieux
courroucés ? O tempora, o mores !
Peut-être le génie
tutélaire de la monopolisation des matières premières
viendra-t-il à la rescousse en brandissant haut la torche du capital de
l’État – telles les flammes des feux de pâtres dans
les nuits automnales[2], cette pensée réchauffe les
cœurs angoissés pour le déroulement harmonieux des importations
de latex. Fleurissent encore dans la vallée les actions du cartel des
pommes de terre, mais au loin se profile l’ombre blanche du Consortium
Laitier – les bilans ont été dissimulés sous une
couverture de neige[3]. Ô, pesez vos bilans,
Assemblées Générales ! Nous sommes ici debout tels
l’esprit de Banco et nous demandons : où as-tu investi,
cartel, ton capital initial ? Vieux chagrin, vieille chanson – les
sanglots longs des violons… Tout sombre sous la pergola de roses du taux
lombard des devises… ô, Lombardie ! ô, ciel bleu de Hellas ! ô, seigneur de miséricorde,
veille sur moi !
Au demeurant, la bourse de commerce a
monté sous l’influence des nouvelles en provenance de
l’étranger.