Frigyes
Karinthy : "Vous les avez vus
ainsi"
LE
CIVIL ET LE SOLDAT
(Du journal de mon
fils de dix-huit mois.)
Je poursuis mes notes, dont le but est une description objective
des phénomènes et leur exposition pour ceux qui sont à
court d’expérience suffisante dans la vie.
1. Monsieur
le soldat, en d’autres termes socoli socolat.
On distingue par ce terme un individu
ordinaire, organisé, de la société civilisée, afin
de marquer la différence entre lui et les éléments des
peuples sauvages poussés de façon erratique et désordonnée,
errant sans cadre civilisé, dont il va s’agir ci-dessous.
a) Description extérieure.
Tenue vestimentaire adéquate pour exercer un effet
esthétique : en étoffe bleue ou d’une autre couleur,
avec les ornements convenables, un couvre-chef d’aspect agréable,
une apparence se voulant ordonnée et plaisante. Un principe de la nature
selon lequel le mâle doit être plaisant par rapport à la
femelle, ce principe s’exprime sans limite dans cette
société. Tout cela exige que le s. jouisse des avantages matériels et moraux
d’une organisation qui le place à un degré supérieur
de l’histoire culturelle, et en tant que tel, dans les conditions
d’un mode de vie pacifique et calme il peut recourir aux moyens du luxe
corporel et psychique qui caractérise les sociétés
développées, sachant que le luxe commence là où les
besoins primitifs, tels que manger, boire, avoir un toit, sont
déjà satisfaits, par conséquent une possibilité et
l’occasion s’ouvre pour satisfaire également des besoins
secondaires, esthétiques, par exemple : jeu, sport, jouissances
intellectuelles, etc. Il est donc normal que la sphère
d’intérêt et l’ambition du s. puissent se manifester dans son mode de vie : c’est
la société qui veille sur son alimentation et sur les formes
animales de son existence, lui-même peut viser un plus grand raffinement
culturel et une différenciation esthétique. On voit très
souvent le s. en possession de tels
moyens culturels : la plupart d’entre eux ont un jouet brillant,
appelé épée, suspendu à leur flanc,
d’une façon artistique, ou une baïonnette,
permettant à l’homme de bien s’amuser dans ses heures
creuses. On peut les dégainer et les remettre au fourreau, on peut faire
claquer la sangle de cuir, sur laquelle il y a une barrette avec laquelle il
est possible de faire des étincelles. Ce dernier objet incarne en
même temps la vie pacifique d’un homme civilisé, parce que
son port rend impossible que les instincts brutaux prennent le dessus, tels que
le goût de la bagarre, des croche-pieds, de la violence. Celui qui porte
un tel objet ne peut pas se mêler à des scènes de violence,
car d’une part il doit veiller à ce que ces objets restent
intacts, puisqu’ils représentent une valeur artistique,
d’autre part le poids de ces objets entrave le libre mouvement, et dans
un combat corps à corps il condamnerait le s. à la défaite.
b) Description intérieure.
Son mode de vie trace à peu près le caractère de
l’être civilisé, c’est-à-dire du soldat.
L’attitude du s. est douce,
paisible, courtoise, prévenante. Il ne fuit pas les formalités,
les tournures indirectes : toutes ses activités se
caractérisent par un certain manque de naturel. Il aime bien jouer avec
nous. Il nous prête volontiers les jouets vus plus haut. Il fuit toute
brutalité, toute violence. Il lie aisément connaissance, il
s’arrête aimablement dans la rue aux salutations, il est enclin
à répondre à toute approche avec l’amitié
affable que l’on connaît chez les gens vivant une vie calme, dans
l’aisance.
2. Monsieur
ordinaire, autrement dit le civil.
On appelle ainsi les individus des tribus nomades vivant en dehors des cadres
d’une société bien réglée. Ils vivent dans la
pauvreté et la misère, ce qui se manifeste aussi dans leur aspect
extérieur. Leur habillement gris, difforme, protège tout juste
leur corps des intempéries, sans répondre à aucune
exigence esthétique.
Dans la lutte contre les
éléments et la nature, le besoin de protéger leur vie
indigente des fauves et les uns des autres a rendu leur nature brutale et
même animale. L’adaptation à leur milieu a
nécessairement développé leurs organes de défense
et d’attaque, pour leur permettre de se tenir toujours prêts :
leur immense paume de la main menace constamment de frapper, leur voix est
brutale et éraillée, leur visage affiche une expression
d’amertume, leur regard est hésitant, ensauvagé. Leur
apparition engendre la peur. Il arrive fréquemment qu’ils nous
attaquent, en criant pan, pan, avec
leur arme redoutable qui pend à leur épaule, dans
l’intention assassine de nous frapper.
On aurait l’impression, bien
qu’à défaut de données suffisantes la science
n’ait pas encore étudié à fond leur mode de vie,
qu’ils vivent dans une lutte permanente, ce qui non seulement retarde
mais empêche leur évolution culturelle.
La sociologie se préoccupe depuis
longtemps de leur sédentarisation, mais apparemment le problème
reste encore non résolu.