Frigyes Karinthy : "Vous les avez vus ainsi"

 

afficher le texte en hongrois

L’ÉTAT

 

ROMAN D’ÉTAT

 

Un certain mécène a lancé récemment un concours de romans d’État, qu’il faudra envoyer sous pseudonyme là et là, le tant et tant. La tâche s’annonce ardue, mais un concurrent aussi aguerri que moi ne peut passer à côté d’aucune opportunité. Après quelques minutes d’hésitation pendant lesquelles j’ai fortement réfléchi de quel genre il pourrait s’agir, comment il faudrait m’y prendre, de combien de papier j’aurais besoin, quelles sont les données que je devrais me procurer et, après la soustraction de mes frais, combien l’affaire pourrait me rapporter, le combien du mois nous sommes, quand la guerre se terminera-t-elle et, dans la mesure où mon billet de loterie numéro 87463 sort au prochain tirage, qu’est-ce que je pourrais me permettre d’acheter à mon petit garçon, et comment je lui tirerai les oreilles s’il le casse le premier jour – bref, après toutes ces réflexions, je me suis assis et j’ai écrit le roman d’État dont j’ai l’honneur de remettre le premier chapitre au Docteur Opinion Publique, avec la demande de bien le conserver et de surtout n’en parler à personne.

 

PREMIER CHAPITRE

 

La comtesse France reposait alanguie au fond de son petit boudoir parfumé, une de ses jambes négligemment allongée sur les Pyrénées pendant que ses petites menottes blanches chargées de bagues pataugeaient nerveusement dans l'océan Atlantique posé sur un guéridon Louis XIV. Cette femme superbe, mais pécheresse, jetait de temps à autre un regard inquiet sur les aiguilles de sa montre qui approchaient midi. Puis elle tapa de ses petits pieds.

- Roumanie ! - cria-t-elle en colère.

La chambrière sursauta et entra à la hâte. Manifestement elle était troublée, sur ses joues vibraient des taches rouges. La maîtresse la regarda, les yeux plissés.

- De quoi vous avez l'air ? – dit-elle avec sévérité. – Vous êtes complètement décoiffée !

La fidèle servante baissa les yeux.

- Ne m'en veuillez pas Comtesse, Bessarabie, cette mécréante, a encore sauté dans ma chambre, décidément elle ne me laisse pas tranquille, tôt ou tard elle finira par me déloger complètement.

Et elle se mit à pleurer amèrement.

- Arrêtez de chialer, dit crûment la maîtresse, il ne s’agit pas de vous. N’a-t-on pas sonné ?

- Non. Vous attendez quelqu’un ?

La France hésita quelques instants, puis s'exclama.

- Le facteur !

La chambrière se permit une privauté :

- Maître Union ? Cela m'étonne, il est pourtant passé dans l'immeuble… mais il n'a pas sonné chez nous…

La belle dame tritura nerveusement son mouchoir. À cet instant la haute Manche s'ouvrit largement de ses deux battants et la grande silhouette efflanquée du comte Albion apparut sur le seuil. La comtesse France poussa un petit cri :

- Mon mari !

- Moi-même, Madame – le lord s'inclina profondément. – Je vous prie de renvoyer votre domestique. Nous devons nous entretenir.

Roumanie se retira discrètement entre la Prout[1] et la Siret.

La comtesse se leva et regarda son mari dans une attente inquiète. Celui-ci ne dit mot mais il arpenta ses chances sur la Méditerranée à pas allongés.

- D'où venez-vous ? - demanda la comtesse.

- Nous sommes allés en Norvège, au casino du Golf.

La comtesse regarda devant elle.

- Vous avez perdu ? – demanda-t-elle doucement.

- J'ai perdu – dit brièvement le lord. Puis brusquement il s'arrêta et arracha une lettre de sa poche.

- Connaissez-vous cette lettre ? – demanda-t-il brutalement.

Elle pâlit. Le comte poursuivit :

- J'ai attrapé Union, le vieux facteur dans l'escalier et il me l'a confiée. C'est à vous qu'elle est adressée, Madame. Savez-vous qui l'a écrite ?

- Je le sais – soupira-t-elle, blême.

- Cette lettre a été écrite par le comte Germania. Elle contient une offre. À l'attention de ma femme qui m'avait prêté serment de fidélité. C'est à ma femme que le comte fait cette offre.

Elle ne cessait de trembler.

La poitrine du comte haletait vivement.

- Ne vous ai-je pas rendue heureuse ? Ne vous ai-je pas comblée de tous les biens les plus précieux ?

- Non – chuchota-t-elle.

- Mais je vous ai promis de vous en combler ! - la voix du comte tonnait. – Et vous avez rompu ou vous vouliez rompre votre serment ! Et cet homme… cet homme… Mais je connais mon devoir !

Et à grandes enjambées il prit la direction de Calais.

Elle poussa doucement un cri.

- Mon ami ! Par le ciel !… Tu veux le tuer ?!

Le comte Albion s'arrêta devant Calais et retourna en deuxième ligne.

ça non alors ! – claironna-t-il. – Je ne suis pas fou ! Mais je veux qu'il me rende l'argent qu'il m'a gagné au jeu… et s'il n'obtempère pas…

- S'il refuse…

- Alors je divorce… et je l'oblige à t'épouser… ha ! ha ! ha !…

Et il embarqua.

 

Suite du recueil

 



[1]  Affluents de la rive gauche du Danube ; la Prout est actuellement frontière entre la Roumanie et la Moldavie, la Siret entre la Roumanie et l’Ukraine