Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
- Vous
êtes attendu au dix-huitième étage par le rédacteur en chef, dit le phonographe
en livrée, après qu’un automate hospitalier eut ouvert devant moi la porte
coulissante.
Je prends
l’ascenseur et une minute plus tard je me trouve devant le rédacteur en chef du
"London Vacuum".
- On vous doit
six minutes et demie, autrement dit soixante-cinq dollars puisque moi je gagne
dix dollars par minute, dit le rédacteur. Voulez-vous les toucher cash ou en
temps ?
- J’aurais
préféré m’entretenir avec vous, Monsieur le Rédacteur en chef.
- Entendu, dit
le rédacteur, et il installe un chronomètre. How do you do ?
- Je
souhaiterais obtenir des informations sur certains sujets. Je peux
éventuellement résumer en une seule question ce que je souhaite savoir.
- I am at your
disposal.
- Ma question
se résume ainsi : Comment les reniflez-vous ?
- Vous voulez
dire, les informations, n’est-ce pas ? – dit le rédacteur en chef. – De
quel point de vue cette question vous intéresse-t-elle ?
- Uniquement
pour ce qui concerne les proportions. Vous savez, il arrive aussi dans les
journaux français que certains scoops surgissent de façon insaisissable, mais
il n’y a pas un seul rédacteur en Europe qui, dans les conditions actuelles de
pénurie de dépêches et d’importation de presse, puisse se procurer des
nouvelles authentiques dans une telle proportion et une telle masse. Les
journaux français donnent aussi parfois quelques descriptions crédibles bien
emballées, mettons, sur l’état économique de la monarchie, mais dans une telle
quantité, c’est insaisissable. Pour me résumer de la façon la plus concise
possible : d’où les reniflez-vous ?
Le rédacteur opine
de la tête.
- Entendu.
D’où, j’ai l’impression que vous êtes bien placé pour le savoir. Ce qui vous
intéresse plutôt c’est le comment. Attendez, juste un quarter.
Il sonne, un
ouvrier apparaît.
- Veuillez
conduire Monsieur le journaliste à l’atelier de pifométrage.
Il arrête le
chronomètre et moi, on me conduit à l’ascenseur qui descend au neuvième étage.
Une immense salle
triangulaire apparaît alors, je suis accueilli à la porte par le
chef d’atelier. Mes oreilles sont frappées par un bourdonnement lourd et
régulier comme par de gigantesques pompes ou soufflets au travail. Des
courroies tendues à rotation rapide descendent du toit et longent la salle vers
un axe sur lequel des roues gigantesques disposées à distances égales tournent
à une vitesse vertigineuse.
Les roues
entraînent des hélices semblables à des ventilateurs, derrière les hélices
d’amples tubes en caoutchouc tendus en avant, et devant chacun des tubes,
directement contre le mur, se dresse une sorte de barre blanche, penchée,
s’amincissant un peu vers le haut : des barres de tailles différentes,
mais même la plus petite mesure bien quatre ou cinq mètres. Le chef d’atelier
me conduit à la plus proche des barres. Je lève mon regard avec étonnement, car
je remarque au sommet une grosse verrue avec un poil : du coup j’aperçois
que je me trouvais sous un énorme pif artificiel dont la pointe maintient
environ cinq mètres au-dessus de ma tête une ventouse en caoutchouc et le tube
en caoutchouc dont il a déjà été question se termine dans cette ventouse.
Le chef d’atelier
sourit de ma surprise.
- Monsieur
vient, n’est-ce pas, d’un journal français ? – demande-t-il avec
bienveillance. – Oui, en effet, les équipements par chez vous sont encore bien
primitifs. À la manière des pays sous-développés, vous ne faites que renifler
les informations avec vos propres pifs ; cette technique est assez
imparfaite, voyez-vous. Que peut-on renifler avec un minuscule pif humain, je
vous le demande ? Nous prétendons satisfaire la demande à une échelle
autrement plus grande.
Il me conduit sous
un pif majestueux. La pompe vrombit au-dessus de ma tête à déchirer les
tympans. Le chef d’atelier s’efforce de crier encore plus fort.
- Voyez-vous,
crie-t-il, c’est le quarante-deux, notre Bertha. Une belle pièce, n’est-ce
pas ? Alors, voyez-vous, c’est de celui-ci que nous reniflons les
reportages des correspondants de guerre. Il produit des quantités phénoménales
à l’heure. Regardez, c’est ici que nous élaborons la matière brute pifométrée.
Un liquide rouge
brunâtre goutte par un tube en verre dans un récipient, et par un autre orifice
sortent de ce récipient des paquets de papiers déjà couverts d’écritures. J’en
lis un, rien à redire, un travail minutieux : la description détaillée
d’une panique éclatée au sein de l’armée allemande due à une rixe au front
entre l’empereur Guillaume et le Premier ministre hongrois István Tisza qui
tentait d’arracher du barda de l’empereur un morceau de deux kilos de viande de
cheval que le parlement impérial avait promis à l’Autriche pour le printemps
afin d’être distribuée aux quatre-vingt mille banquiers révoltés.
Le chef d’atelier
me conduit ensuite vers un pif plus modeste ; je remarque avec plaisir à
sa base l’écriteau "Hungary". C’est de
celui-ci qu’ils reniflent les nouvelles de Hongrie. Un jus rouge-blanc-vert[2] goutte dans un
seau. Selon le chef d’atelier ce pif est déjà passablement usé, vu qu’il est en
service depuis une quinzaine d’années, encore en état de fonctionner mais il
faudra bientôt songer à le remplacer. Ils sont en train de renifler un combat
de barricades que les cavaliers patriotes menaient sur l’avenue Andrássy
transformée en pâturage contre les gendarmes autrichiens mutés ici de Turquie,
dont le devoir consistait à contraindre la population russophile de Budapest de
ne pas manger l’amadou tombé sur le champ de bataille du fusil à pierre des
soldats autrichiens, rendant ainsi inopérants les renforts militaires.
D’un troisième pif
on reniflait des histoires, j’en ai demandé un échantillon. Le chef d’atelier a
fort aimablement mis à ma disposition la présente petite tranche que les
lecteurs de notre journal auront certainement lue avec plaisir.
Az Újság, le 14 mars
1915.